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RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L’INTUITION


ques, la méthodologie bergsonienne s’explique dans le réalisme. En effet, ce qui réussit, c’est ce qui est taillé en plein dans l'être et dans le vrai, c’est ce que portent l'être et le vrai. Réussir dans une expérience revient à constater qu’on a bien suivi les « fibres » du réel selon ses évolutions compliquées. Réussir revient à faire l’expérience de ce qui se continue dans l'être et trouve son support dans la réalité. Ainsi le pragmatisme, conçu de la sorte, aboutit à vérifier, à justifier les durées absolues, les « subsistances » absolues pour employer le vocabulaire technique des réalistes scolastiques, tels Capréolus et les thomistes médiévaux. Par l'étude de ces « subsistances » à laquelle les conviait le personnalisme chrétien, ces derniers, comme on l’a vii, en étaient venus à considérer comme l’objet principal de la sagesse métaphysique, moins la collection des immuables archétypes, que les hommes et les choses, tels qu’ils sont, avec leurs similitudes, mais aussi avec leurs singularités historiques.

Depuis l’anthropologie morale de saint Thomas, le premier coup de pioche démolisseur avait été donné à î'archétypisme grec et païen d’Aristote et surtout de Platon. Les scotistes, les occamistes poussèrent ce morcellement de l'être en êtres multiples jusqu'à aboutir finalement à un nominalisme, impalpable poussière par où le réalisme même se dissolvait. C'était l’excès d’un bien et Aristote n’avait sans doute pas été assez loin en ne faisant que commencer à « concasser l'être de Parménide », si l’on peut employer une telle expression. M. Bergson héritier lointain des réalistes les plus radicaux du bas Moyen Age, excelle à montrer la vanité de cet archétypisme grec dont Aristote. suivant son temps, était demeuré quelque peu entaché : « Le métaphysicien, écrit M. Bergson, p. 57, travailla a priori sur des concepts déposés par avance dans le langage, comme si, descendus du ciel, ils révélaient à l’esprit une réalité supra-sensible. Ainsi naquit la théorie platonicienne des Idées. Portée sur les ailes de l’aristotélisme et du néo-platonisme, elle traversa le Moyen Age, elle inspira, parfois à leur insu, les philosophes modernes. Ceux-ci étaient souvent des mathématiciens que leurs habitudes d’esprit inclinaient à ne voir dans la métaphysique qu’une mathématique plus vaste, embrassant la qualité en même temp- : que la quantité. Ainsi s’expliquent l’unité et la simplicité géométriques de la plupart de nos philosophies, systèmes complets de problèmes définitivement posés, intégralement résolus. » P. 57.

Bergson a raison de détester les classifications trop rigides et trop sommaires. D’ailleurs il est si réaliste et si objectif, qu’il ne nie pas les véritables ressemblances qui existent entre choses multiples. Il lui arrive présentement, dans l’ultime étape de sa pensée élaborée, de se rendre compte combien genres et espèces ontologiques, dont se souciait tant l’antique scolastique, tout comme les lois scientifiques modernes, sont fondés en réalité, puisque les cas particuliers se ressemblent. Certes H. Bergson, comme jadis, continue à se défier — et à l’excès 1 — des généralisations qui peuvent être hâtives. Sa critique réaliste de l’idéalisme craint qu’on substitue quelques mots passe-partout à des choses multiples et irréductibles. Néanmoins son attitude ancienne, trop prudemment prolongée, gardée, ne lui masque pas l’importance des idées générales en métaphysique, tant il a l’esprit tourné vers le réel, p. 68-69 : « L’expérience, écrit-il, nous présente des ressemblances que nous n’avons plus qu'à traduire en généralités. Parmi ces ressemblances, il en est sans aucun doute, qui tiennent au fond des choses. Celles-là donneront naissance à des idées générales qui seront encore relatives dans une certaine mesure à la commodité de l’individu et de la société, mais que la science et la philosophie n’auront qu'à dégager de cette gangue

pour obtenir une vision plus ou moins approximative de quelque concept de la réalité… Même parmi (les idées générales simplement commodes) on en trouverait beaucoup qui se rattachent par une série d’intermédiaires au petit nombre d’idées qui traduisent des ressemblances essentielles ; il sera souvent instructif de remonter avec elles, par un plus ou moins long détour, jusqu'à la ressemblance à laquelle elles se rattachent… (Ainsi les dernières) sont importantes et par elles-mêmes et par la confiance qu’elles irradient autour d’elles, prêtant quelque chose de leur solidité à des genres tout artificiels. C’est ainsi que des billets de banque en nombre exagéré peuvent devoir le peu de valeur qui leur reste à ce qu’on trouverait encore d’or dans la caisse. »

H. Bergson esquisse ainsi une théorie de la ressemblance simplement analogique, théorie d’une analogie qui rejoindrait l’analogie des aristotéliciens pour sauvegarder les indépendances vitales de chaque être impliqué dans la ressemblance. Le monde de la vie est celui où les vivants ne sont que semblables. Il est tout le contraire du domaine des mathématiques déterministes où le divers s’unifie dans l’identité : « on trouvera, croyons-nous, écrit-il, que l’identique est du géométrique et la ressemblance du vital. » P. 71. Il serait plus pertinent encore d’employer ici au lieu du mot vital le mot réel ou le mot réaliste. En effet, la matière physico-chimique elle-même constitue un champ d'étude où l’on ne réalise que par analogies les classifications et les lois. Tout y demeure approximatif. Il n’empêche que Bergson a raison dans l’ensemble de sa vue du monde, souple et expérimentale. Sa philosophie nuancée est une conquête sur l’esprit rigide, systématique, conventionnel de tant de ses devanciers. Ceux-là, trop souvent, déduisaient des conséquences en étirant des prémisses, en considérant simplement des principes, comme si le monde était une géométrie déterministe. Bergson conclut en ces termes, p. 112113 : « Étendre logiquement une conclusion, l’appliquer à d’autres objets sans avoir réellement élargi le centre de ses investigations est une inclination naturelle à l’esprit humain, mais à laquelle il ne faut jamais céder. La philosophie s’y abandonne naïvement quanti elle est dialectique pure, c’est-à-dire tentative pour construire une métaphysique avec les connaissance^ rudimentaires qu’on trouve emmagasinées dans le langage. Elle continue à le faire quand elle érige certaines conclusions tirées de certains faits en » principes généraux » applicables au reste des choses. Contre cette manière de philosophie toute notre activité philosophique fut une protestation. Nous avons ainsi dû laisser de côté des questions importantes, auxquelles nous aurions facilement donné un simulacre de réponse en prolongeant jusqu'à elles les résultats de nos précédents travaux. Nous ne répondrons à telle ou telle d’entre elles que s’il nous est concédé le temps et la force de la résoudre en elle-même, pour elle-même. Sinon, reconnaissant à notre méthode de nous avoir donné ce que nous croyons être la solution précise de quelques problèmes, constatant que nous ne pouvons, quant à nous, en tirer davantage, nous en resterons là. On n’est jamais tenu de faire un livre. »

Il n’en reste pas moins qu’en dépit de cette prudence souple et même à cause de cette prudence souple, M. Bergson admet déjà que les idées générales ne sont pas un crédit inflationniste et malsain, mais qu’elles sont parfois des billets gagés sur l’or, par un aspect essentiel du réel. Ce n’est pas à la notion indigente de l'être de Parménide qu’il aboutit. C’est à la notion de l'être divers et diversement riche.

Si l’ontologie bergsonienne veut éviter un « statisme » qui se croit le comble du vrai dogmatisme et qui n’est que le plus bas degré de l’indigence spiri-