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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.1.djvu/397

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SAINT-SIMON. L’IDÉE RELIGIEUSE

En outre, la promotion de l’industrie et des industriels s’intégrait dans l’esprit de Saint-Simon à un tableau systématique de l’histoire. Dans une série de lettres, publiées en 1821, sous le titre de Système industriel, Saint-Simon interprète l’histoire à la lumière du développement industriel. De quoi s’agit-il aujourd’hui ? De terminer la Révolution. Mais la Révolution, si l’on veut la comprendre profondément est un mouvement plusieurs fois séculaire tendant à rendre la domination aux véritables producteurs. La féodalité militaire et terrienne avait pendant cinq siècles servi les forces productrices. Mais au xie siècle, apparaissent les communes, appuyées sur le roi, détachées de la terre, désireuses de paix. L’économie se différencie : en face et aux dépens de la propriété terrienne, s’élève une économie commerciale et bientôt industrielle dont la concurrence se fait de jour en jour plus pressante. Le féodal devient l’oisif ; noble et inutile deviennent synonymes. La Révolution ne fait que consacrer la ruine du régime féodal. Après quelques soubresauts, la société nouvelle doit se constituer organiquement par l’avènement politique de la classe industrielle, la seule qui travaille positivement et utilement au bonheur physique et moral de l’humanité. Tous les plans de réorganisation sociale que Saint-Simon proposa successivement au Premier consul, à l’empereur et au roi tendent à reconstituer sur des bases scientifiques et positives un nouveau pouvoir spirituel dont la tâche théorique devait consister à « bien comprendre les effets de la pesanteur universelle », mais dont la tâche pratique devait être de « concilier les intérêts des peuples ». Alors seulement serait achevée « une révolution dont le but était manifestement l’organisation d’un régime économique et libéral ayant pour objet direct et unique de procurer la plus grande source de bien-être possible à la classe laborieuse et productrice, qui constitue, dans notre état de civilisation, la véritable société. » Système industriel, p. 26.

On ne peut voir qu’une boutade dans la fameuse Parabole (1819), mais elle est parfaitement significative : « Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers poètes, etc. (suit la nomenclature), en tout les trois mille premiers savants, artistes et artisans de France. Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs, ceux qui donnent les produits les plus imposants, ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française ; ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation et sa prospérité. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour repousser ce malheur ; car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de cette espèce.

« Passons à une autre supposition. Admettons que

la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts, et dans les arts et métiers ; mais qu’elle ait le malheur de perdre le même jour, Monsieur, frère du roi, Mgr le duc d’Angoulême, Mgr le duc de Berry, Mgr le duc d’Orléans, Mgr le duc de Bourbon, Mme la duchesse d’Angoulême, Mme la duchesse de Berry, Mme la duchesse d’Orléans, Mme la duchesse de Bourbon et Mlle de Condé. Qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’État, tous les maîtres des requêtes, tous les maréchaux, tous les cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement. Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte de trente mille individus, réputés les plus importants de l’État, ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n’en résulterait aucun mal pour l’État. D’abord par la raison qu’il serait très facile de remplacer les places qui seraient devenues vacantes. Il existe un grand nombre de Français en état d’exercer les fonctions de frère du roi aussi bien que Monsieur ; beaucoup sont capables d’accaparer les places des princes tout aussi convenablement que Mgr le duc d’Angoulême, Mgr le duc d’Orléans, etc. Les antichambres du château sont pleines de courtisans, prêts à occuper les places des grands officiers de la couronne ; l’armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels. Que de commis valent nos ministres d’État ! Que d’administrateurs plus en état de bien gérer les affaires des départements que les préfets et sous-préfets présentement en activité ! Que d’avocats aussi bons jurisconsultes que nos juges ! Que de curés aussi capables que nos cardinaux, que nos archevêques, que nos évêques, que nos grands vicaires et que nos chanoines ! Quant aux dix mille propriétaires, leurs héritiers n’auraient besoin d’aucun apprentissage pour faire les honneurs de leurs salons aussi bien qu’eux. »

Comme on l’a remarqué bien des fois, plusieurs des idées qui bouillonnaient dans l’esprit de Saint-Simon furent appelées à un grand avenir : l’interprétation matérialiste et économique de l’histoire ; l’idolâtrie de la science, avec la manie de tout réduire en système ; l’opposition des classes, non certes des capitalistes contre les prolétaires, mais des travailleurs contre les oisifs, avec l’éviction nécessaire de la première par la seconde ; l’idée d’une forme de pouvoir autoritaire et anti-libérale fondée sur la hiérarchie des capacités ; l’idée d’une politique nationale et internationale renonçant aux entreprises militaires, adonnée aux travaux d’amélioration économique et sociale et plus occupée d’administrer les choses que de gouverner les hommes. En tout cela, rien de spécifiquement socialiste, encore que plusieurs courants socialistes, les courants évolutionniste, autoritaire, étatiste, matérialiste, présentent des traits analogues.

3. L’idée religieuse chez Saint-Simon. — On peut douter que Saint-Simon ait cru en Dieu. M. Maxime Leroy insiste beaucoup sur ce point : « Contrairement à l’opinion courante, qui remonte aux saint-simoniens d’après la mort du maître, Saint-Simon n’est pas un mystique…, c’est un laïque, un homme préoccupé de science, de lois vidées de métaphysique, féru d’explications positives… Laïque sans doute ; mais homme enthousiaste ? Ne soyons pas dupes de certains propos où il parle comme envoyé de Dieu ; ils dépassent sa vraie pensée… C’était un fantaisiste. Il a dit çà et là : « Je crois en Dieu » ; mais nous savons, par son ami et ennemi le comte de Redern, qu’il passait couramment pour athée. Il prenait ses sûretés… » Bulletin de la société française de philosophie. Séance du 7 février 1925.

M. Leroy désire venger Saint-Simon de la réputation posthume que lui valut la ferveur sentimentale des saint-simoniens. Leur maître était un « homme raisonnable », sans exaltation : « L’exaltation ardente et vraie est chez les disciples. Ses disciples, d’abord Olinde Rodrigues, ont tiré une véritable religion, un