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SAINT-SIMON. L’IDÉE RELIGIEUSE

culte de son Nouveau christianisme : mais ils les en ont tirés contrairement aux desseins alors avoués de Saint-Simon, car il a lui-même appelé les dogmes et les cultes des « accessoires » et des « minuties ». Le Nouveau christianisme annonce le socialisme ; c’est l’exposé d’une théorie bien terrestre, bien laïque. » Voilà, croyons-nous, le point essentiel. M. Leroy fait de Saint-Simon un esprit areligieux parce qu’il voit en lui, d’ailleurs à juste titre, le héraut d’un idéal terrestre, sans au-delà, sans relation aucune avec le surnaturel. Le raisonnement ne fait-il pas trop bon marché de cette affirmation solennelle de Saint-Simon :

« La religion ne peut disparaître du monde : elle ne

peut que se transformer » ?

Sans être plus originale qu’en d’autres domaines, la pensée de Saint-Simon en matière religieuse offre une certaine complexité. Un trait en est demeuré ferme du début à la fin de sa carrière philosophique : la conviction, fondée sur une sorte d’évidence aveuglante, que l’ère chrétienne est achevée ; les raisons qu’il donne de cette décadence ne se présentent qu’ensuite. Sans doute, peut-on admettre que, dès l’enfance, Saint-Simon avait rejeté toute croyance chrétienne positive ; pendant toute sa jeunesse et pendant sa vie d’affaires, la cause demeura entendue ; nulle question ne se posant, il n’eut pas à s’expliquer à lui-même ni aux autres les raisons de son attitude. Mais lorsqu’il fit profession de philosophe, Saint-Simon dut prendre position à l’égard du fait religieux. Et l’on constate ici une évolution de sa pensée.

Tout d’abord, pendant les deux premières phases de sa carrière de penseur, il s’efforça d’expliquer la religion comme un phénomène passé et dépassé, qu’avait justifié la situation d’une humanité encore en enfance mais dont la disparition, d’ailleurs considérée comme acquise, devait suivre la croissance naturelle et le progrès de l’humanité.

Puis, dans ses dernières années. Saint-Simon adopta à l’égard de la religion une attitude nouvelle, qui caractérise la troisième phase de sa réflexion philosophique. L’expérience, le spectacle des événements, le désir d’exercer une action réformatrice, lui révélèrent l’insuffisance de la science et de l’industrie et la nécessité, pour ébranler et conduire les hommes, de faire appel aux forces sentimentales. La religion, considérée par lui comme le ressort le plus profond et le plus efficace du progrès moral, ne devait donc plus, dans sa pensée, disparaître, mais seulement évoluer ; il s’agissait désormais, non plus de la remplacer, mais bien de l’amener au degré de perfection et de pureté convenable à une humanité adulte.

a) Première attitude : Dieu remplacé par la gravitation universelle. — Dans l’Introduction aux travaux du xixe siècle, Saint-Simon nuance d’un regret et d’une critique l’éloge qu’il fait de Condorcet. Pour avoir exagéré l’application du « principe de perfectibilité », ce philosophe n’a pas su comprendre les âges de chrétienté, s’est livré trop facilement à des diatribes contre les rois et les prêtres, a oublié les bienfaits de la religion catholique, par qui furent restaurées en Europe les mœurs civilisées des Romains, et qui a défriché et assaini nos régions. En réaction contre cette attitude sectaire, Saint-Simon prétend insérer le fait religieux dans la trame de sa synthèse organique. Pour cela, il faut expliquer la religion et lui faire une place dans la philosophie de l’histoire. C’était une préoccupation chère à Saint-Simon ; elle figure dans le programme d’études qu’il se fixa dès 1798, sous l’inspiration du Dr Burdin. L’autorité de Dupuis, qui venait de publier l’Origine de tous les cultes ou Religion universelle y est invoquée, ainsi qu’en d’autres rencontres, à l’appui d’une thèse « démontrée jusqu’à l’évidence », selon laquelle les religions ne font qu’exprimer en la matérialisant sous le voile des symboles, la synthèse des connaissances scientifiques.

Le monothéisme occidental naquit donc, selon Saint-Simon, lorsque Socrate unifia toutes les connaissances de son temps sous l’idée de Dieu, qui depuis lors demeura comme « un instrument de combinaison scientifique ». Dieu se trouve comme postulé par le fonctionnement naturel de l’esprit humain. Philosopher revient à systématiser, et l’idée de Dieu, depuis Socrate, a servi de clef de voûte provisoire à une systématisation philosophique. Avant cette systématisation, les dieux représentaient les forces de la nature, éparses, de même que les idées philosophiques n’étaient « qu’accolées ». Lorsque l’esprit s’élève à l’idée d’une seule cause, lorsqu’il embrasse « d’un seul coup d’œil tout l’horizon scientifique », on peut dire que la « science générale » est fondée. Peu importe que l’on donne à cette clef de voûte, à ce principe et à cette cause unique le nom de Dieu.

Il est naturel que la connaissance plus approfondie de la nature se traduise aujourd’hui en une formule plus parfaite que l’idée de Dieu. Le fossé qui s’élargit entre l’état de la science et le système religieux chargé de l’exprimer condamne définitivement les prêtres déistes : ceux-ci exerçaient un pouvoir légitime, c’est-à-dire utile, lorsqu’ils étaient savants et qu’ils traduisaient correctement, sous leurs symboles cultuels et dogmatiques, les connaissances acquises de leur temps. Mais, depuis la Renaissance, il est manifeste que la religion s’est séparée de la science : le clergé officiel est ignorant, et son message religieux n’exprime plus qu’un système scientifique périmé et dépassé. Quant aux savants, ils sont laïques, et l’heure n’est pas encore venue où ils assumeront les fonctions sacerdotales : « Je vois bien clairement que le pouvoir des théologiens passera dans les mains des physiciens et qu’il se revivifiera à cette époque ; mais je ne suis nullement en état de dire quand ce passage aura lieu ni de quelle manière il s’opérera. » Introduction aux travaux du xixe siècle, p. 226. En attendant, Saint-Simon décrit complaisamment les bienfaits de cette régénération : « A cette époque, tous les savants marquants seront membres du clergé, et toute personne qui se présentera à l’ordination ne sera faite prêtre qu’après avoir subi un examen qui constatera qu’elle est au courant des connaissances acquises sur la physique des corps bruts et sur celle des corps organisés. » Mémoire sur la science de l’homme, p. 28. Et voici un aperçu très savoureux des nouvelles fonctions pastorales : « Qu’on se représente pour un moment le sacerdoce placé entre les mains du corps de lettrés laïcs occupé de la culture des sciences mathématiques et physiques, on sentira qu’un clergé ainsi composé serait fort considéré et qu’il serait fort utile. Un curé de campagne sachant la géométrie, la physique et la physiologie peut incontestablement être très utile à ses paroissiens. Un arpentage termine souvent une querelle ; un physicien ne fait pas sonner les cloches pendant que les nuées sont chargées d’électricité. Un chimiste qui veut faire curer un puits dont l’atmosphère lui est suspecte, y descend une chandelle allumée avant que d’y faire descendre un homme ; un physiologiste trouve souvent d’heureuses applications à faire de ses connaissances en hygiène. » Introduction aux travaux, p. 225-226.

La religion ne fait donc que suivre et illustrer les progrès de la science et c’est pourquoi l’idée de Dieu doit disparaître devant le principe suprême qui se cachait sous les apparences imaginaires de la divinité : le principe de la gravitation universelle précisé et enrichi par Saint-Simon. Ce principe ne supprime Dieu que pour le remplacer : aussi, dans son athéisme, notre philosophe ne laisse-t-il pas de conserver une