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SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

port nouveau, les données primitives de la sensation. Cette dichotomie fait pressentir déjà l’introduction de Kant à la Critique de la raison pure. En effet, entre toutes les formes que peut revêtir le rationalisme. Celui du xviiie siècle se caractérise par la méconnaissance naïve de la nature proprement intellectuelle et en même temps objective de l’idée. Pour lui. l’idée rationnelle n’est qu’une combinaison d’ « idées » simples, c’est-à-dire d’évidences sensibles immédiates. Il n’est donc, pas sensualiste seulement en ce sens que toute connaissance procède d’un point de départ sensible ; il l’est d’abord et surtout en ce sens que toute connaissance consiste foncièrement dans la sensation, une sensation plus ou moins transformée, organisée, construite, et que l’activité rationnelle ne peut y trouver en définitive que ce que la sensation y avait mis. Retrouver par l’analyse ces données élémentaires de la sensibilité, ces « idées » simples et évidentes, c’est l’ultime ressource, le critère infaillible dans la recherche de la vérité.

Utilitarisme social. — Ce trait, étroitement lié au rationalisme sensualiste. est commun à toute la pensée du xviiie siècle. Clairement affirmé chez les économistes orthodoxes, repris par les économistes dissidents, c’est-à-dire par les premiers réformateurs socialistes, il offre aux théories des uns et des autres une base indiscutée et en quelque sorte un premier principe évident.

On a vu le rôle joué par la sensation dans la genèse des idées et dans la recherche du vrai. Or, les sensations ne sont jamais indifférentes : indifférentes, les impressions provoquées par le contact du monde extérieur ne seraient pas senties ; indifférentes, les sensations n’engendreraient pas l’attention et les autres opérations de l’âme.

Ainsi la sensation fait sortir l’homme de sa torpeur, donc du néant, et l’introduit à sa vie propre ; « le plaisir et la douleur sont l’unique principe qui, déterminant toutes les opérations de son âme, doit l’élever par degrés à toutes les connaissances dont elle est capable ; et pour démêler les progrès qu’elle pourra faire, il suffira d’observer les plaisirs qu’elle aura à désirer, les peines qu’elle aura à craindre et l’influence des uns et des autres suivant les circonstances ». Condillac, Traité des sensations, 1re partie, c. ii, § 4. Dès le xviiie siècle, un courant de pensée matérialiste expliquait par les mouvements du corps et par les influences cosmiques l’apparition des sensations. Dans le camp des déistes, beaucoup plus important du point de vue de l’histoire des doctrines économiques, l’explication n’était guère différente, si ce n’est qu’on admirait naïvement que l’auteur de la nature eût lié avec tant de sagesse le progrès humain à la satisfaction des besoins sensibles. Les uns et les autres s’accordaient à mettre l’ordre moral en continuité avec l’ordre physique. La science du gouvernement des hommes s’est alors constituée sur cette base physique ou naturelle, dont on n’avait pas deviné jusque-là l’universelle portée. On avait cru que la nature bornait ses lois physiques au mouvement des corps, aux révolutions des astres, au comportement des animaux. Désormais on généralise : un seul principe, une seule loi de gravitation universelle gouverne les mouvements physiques et moraux. En disciple enthousiaste. Dupont de Nemours fait honneur à Quesnay de cette idée, qui était dans l’air, que, lorsque la nature « donne aux fourmis, aux abeilles, aux castors, la faculté de se soumettre, d’un commun accord et par leur propre intérêt, à un gouvernement bon, stable et uniforme, elle ne refuse pas à l’homme le pouvoir de s’élever à la jouissance du même avantage ». Origine et progrès d’une science nouvelle, dans E. Daire, Physiocrates, 1846, 1re partie, p. 338. La loi morale n’est donc plus à inventer, il ne convient pas d’en chercher l’origine dans je ne sais quelle convention ou législation positive ; il suffit pour la reconnaître, de dissiper les préjugés qui en offusquent l’évidence ; elle est inscrite dans la nature des hommes, fondée sur leur constitution, sur leurs besoins physiques, sur leur intérêt évidemment commun ; elle doit s’exercer infailliblement et répandre ses bienfaits, pourvu qu’on ne mette aucun obstacle artificiel au jeu des penchants naturels de l’être humain.

La science de la vie humaine se ramène donc à un enchaînement de propositions évidentes qui sont des règles absolues, physiques par leur origine et leur nécessité, morales par leurs suites fécondes, avantageuses pour le développement de l’esprit ; elle montre à l’homme que la plus vive ardeur de ses désirs et ses plus grands efforts pour l’extension de ses jouissances sont un bien et traduisent en un langage sensible l’ordre naturel et essentiel voulu par Dieu ; que, s’il enfreint le moins du monde cette loi posée par la justice éternelle, non seulement il fait l’injustice et le mal moral, mais encore, et c’est tout un, il fait une folie, il opère son mal physique, il se blesse et se punit lui-même ; que les peines et les récompenses commencent dès cette vie, qu’elles consistent d’abord en biens et en maux toujours prompts, toujours exacts et calculés sur les effets de notre conduite. Cette science de la vie humaine nous enseigne donc tout notre devoir envers Dieu, envers nos semblables et envers nous-mêmes : envers Dieu, car obéir à notre instinct naturel en satisfaisant nos besoins et en recherchant la jouissance, par une « résignation absolue à tout ce qu’ordonne cette loi de nous et de nos intérêts », c’est le plus pur hommage que nous puissions rendre à l’auteur de la nature ; envers nos semblables, car, en cultivant nos rapports avec eux, en regardant leurs intérêts comme les nôtres, nous multiplions et garantissons nos jouissances communes ; envers nous-mêmes enfin, car nous accroissons nos droits par la reconnaissance et l’extension de nos devoirs.

Sous le nom antique de droit naturel, c’est bien d’un droit nouveau qu’il s’agit, comme l’ont remarqué les encycliques pontificales. « Nos droits sont le titre de nos jouissances, nos devoirs sont les conditions à remplir pour conserver et perpétuer nos droits », id., ibid., p. 369, c’est-à-dire pour assurer nos titres à la jouissance. De même, sous le nom de raison, la morale du xviiie siècle ne signifie que l’instrument délicat et subtil par quoi nous nous ménageons des jouissances. Aussi la raison ne nous élève-t-elle au-dessus des animaux qu’à condition de nous procurer ces biens et pour cela de connaître les lois naturelles qui constituent l’ordre le plus avantageux aux hommes réunis en société. Quesnay exprime cette opinion de la façon la plus claire lorsqu’il veut prouver que l’ignorance,

« attribut primitif de l’homme brut et isolé », est un

crime dans la société : « il s’agit ici, dit-il, de la raison exercée, étendue et perfectionnée par l’étude des lois naturelles. Car la simple raison n’élève pas l’homme au-dessus de la bête ; elle n’est dans son principe qu’une faculté, une aptitude par laquelle l’homme peut acquérir les connaissances qui lui sont nécessaires et par lesquelles il peut, avec ces connaissances, se procurer les biens physiques et moraux essentiels à la nature de son être. » Quesnay, Droit naturel, c. v, dans Daire, Physiocrates, 1re partie, p. 54.

Demandons à J.-B. Say, Cours complet d’économie politique pratique, ouvrage destiné à mettre sous les yeux des hommes d’État, des propriétaires fonciers et des capitalistes, des savants, des agriculteurs, des manufacturiers, des négociants, et en général de tous les citoyens, l’économie des sociétés, éd. Guillaumin, 1852, t. i, p. 495, l’aveu lucide et naïf de cet utilitarisme social :

« L’état de société, en développant nos facultés, en multipliant les rapports de chacun de nous avec les autres