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SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

Celui du xviiie siècle se caractérise avant tout par sa rigueur systématique, pleinement en harmonie avec le classicisme français qui l’inspire. Certes, il se recommande sans cesse de la nature, il est curieux d’observations historiques, de relations ethnographiques, mais il admet d’abord ce préjugé inconscient que la nature est simple, que ses procédés sont rigoureusement logiques et rationnels. L’homme selon la nature n’est pas autre chose que l’homme en soi, réduit à une idée abstraite, indifférent aux conditions historiques, géographiques, raciques et sociologiques dans lesquelles en fait se trouve l’humanité. C’est cet homme en soi que l’on prend pour idéal ; c’est lui qu’on cherche dans le passé et dans les régions exotiques nouvellement explorées ; on croit parfois le trouver et alors on s’extasie devant le mirage de l’âge d’or, d’une antiquité idyllique, ou du bon sauvage, honnête et sensible ; mais toujours du moins on prétend le restaurer et la foi naïve dans le progrès se confond avec l’idéal d’une humanité abstraite, d’une civilisation purement rationnelle, d’où seraient bannies les inégalités, les différenciations que la notion pure et simple de l’animal raisonnable ne comporte pas.

Cet esprit de système, héritage caractéristique du xviiie siècle, sera fidèlement recueilli par tous les penseurs socialistes du xixeet du xxe siècle. Tous auront la hantise de l’unité, fonderont sur une idée simple, sur un principe universel, l’échafaudage de leurs doctrines. Ce marxisme lui-même, en dépit de ses prétentions scientifiques et positives, cédera à cette tentation, plus encore que le socialisme dit utopique ; il se présentera comme un monisme dialectique, appuyé sur une idée simple, où il aura vu la loi générale de l’histoire. Mais, avant d’inspirer les constructions socialistes, l’esprit de système avait envahi toute la philosophie morale, sociale et politique du xviiie siècle et guidé les premiers pas de l’économie dite orthodoxe.

Sensualisme. — Le rationalisme systématique auquel on vient de faire allusion se trouve historiquement et logiquement en rapport avec une théorie de la connaissance qui porte le nom de sensualisme. A vrai dire, ce nom lui a été infligé après coup, dans une intention polémique, par les tenants d’une réaction qui se disait spiritualiste et flétrissait tout le xviiie siècle en prônant un retour à des mœurs plus pures et à des idées plus saines. (V. Cousin.) Nous ne l’employons ici que pour la commodité du discours et en lui retirant cette coloration péjorative. Cette philosophie dont Locke et Condillac sont les représentants les plus notables et les plus influents, admet que toutes les idées viennent « les sens, distingue les idées simples et les complexes, insiste sur le rôle de l’attention et par là des besoins dans l’activité de l’esprit.

« Il me parut, écrit Condillac, qu’on pouvait raisonner en métaphysique et en morale avec autant d’exactitude qu’en géométrie ; se faire, aussi bien que les

géomètres, des idées justes ; déterminer, comme eux, le sens des expressions d’une manière précise et invariable ; enfin, se prescrire, peut-être mieux qu’ils n’ont fait, un ordre assez simple et assez facile pour arriver à l’évidence. » Essai sur l’origine des connaissances humaines, ouvrage où l’on réduit à un seul principe tout et qui concerne l’entendement. Introduction, éd. R. Lenoir, 1924, p. 1.

Le souci d’élever les études philosophiques au degré de certitude et d’exactitude que l’on voit aux mathématiques et à la physique inspire toute la pensée moderne. On rejette la métaphysique ancienne comme un tissu de fables et de fantômes arbitraires ; de même que l’astronomie a remplacé les billevesées de l’astrologie, une philosophie étroitement soutenue par une observation scientifique de la nature doit faire disparaître les nuées scolastiques. On se contente d’une connaissance limitée, d’affirmations modestes, pourvu qu’elles soient rigoureuses et certaines, garanties par une observation impartiale et contrôlée ; tout le reste sera laissé, provisoirement du moins, dans le domaine de l’inconnaissable ou dans un doute réfléchi et méthodique. Pour Locke, c’est une double expérience, externe et interne, c’est-à-dire la sensation et la réflexion, qui fournit le point de départ de toutes les idées vraies. Les

« idées simples », indubitablement vraies, naissent de

la sensation et engendrent toutes les autres par la réflexion qui « ne rend que ce qu’elle a reçu de la sensation », mais élaboré, systématisé par les opérations de l’âme. Condillac, dans l’introduction de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, explique que son dessein « est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l’entendement humain, et que ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite, mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences. » Éd. R. Lenoir. p. 3. On voit en quoi Condillac corrige Locke : celui-ci admet dans la réflexion une sorte d’activité spirituelle dont il ne cherche pas l’origine : « il suppose, par exemple, qu’aussitôt que l’âme reçoit des idées par les sens, elle peut, à son gré, les répéter, les composer, les unir ensemble avec une variété infinie, et en faire toutes sortes de notions complexes ». Condillac observe que nous n’avons pas, dès le principe, cette faculté, et il en demande l’explication à la sensation même, c’est-à-dire à « l’impression occasionnée dans l’âme par l’action des sens ». En effet, la réflexion n’est qu’une sensation transformée. Si toutes nos sensations demeuraient telles quelles, indifférenciées, notre esprit ne s’élèverait pas au-dessus de quelques idées simples ; dans cette hypothèse, « l’homme n’est encore qu’un animal qui sent : l’expérience seule suffit pour nous convaincre qu’alors la multitude des impressions ôte toute action à l’esprit ». Id., Extrait raisonné du traité des sensations ; Traité des sensations, éd. Picavet, 1885. p. 148. Mais les sensations ne sont jamais indifférentes ; il en est de privilégiées qui s’imposent au point d’exclure les autres (attention) ; lorsqu’on est attentif à deux ou plusieurs idées, on ne peut que les comparer, c’est-à-dire apercevoir entre elles quelque différence ou quelque ressemblance qugement) ; mais « la sensation après avoir été successivement attention, comparaison, jugement, devient encore la réflexion même », lorsque nous portons notre attention d’un objet sur un autre, en considérant leurs qualités, à la manière d’une lumière qui se réfléchit d’un corps sur un autre pour les éclairer tous deux.

Nous n’avons pas à suivre Condillac lorsqu’il tente de démêler quelles connaissances nous devons à chacun de nos sens. Nous nous contenterons d’observer le rôle dévolu à l’activité rationnelle dans cette théorie de la connaissance, dont l’importance historique est considérable, car, pendant plus d’un demi-siècle, elle sera acceptée par la plupart des philosophes et des savants. Tandis que l’esprit reste purement passif dans la production des idées simples, il est actif dans la genèse des idées complexes, mais celle activité consiste essentiellement à lier, comparer, combiner les idées simples ; dans le premier cas, on obtient une évidence de fait ou de sentiment, dans le second une évidence de raison qui se ramène à la perception de l’identité que révèle l’analyse, méthode de décomposition et de recomposition qui met en évidence les rapports naturels entre les idées simples et entre les idées simples et leurs signes. L’activité rationnelle ne nous livre donc aucun objet nouveau, elle n’a pas de contenu propre et irréductible. Seule la sensation est capable de nous fournir des représentations, seule elle est intuitive ; l’entendement se borne à modifier, à organiser, sans ap-