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SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

inébranlable l’obligent à fuir la douleur et à poursuivre la jouissance. Bien loin de réclamer l’anéantissement de ces deux passions, c’est sur l’appétit des plaisirs et sur l’aversion de la douleur que s’appuie l’ordre naturel et essentiel de la société, car quoiqu’elles ne soient jamais affectées que de leur intérêt personnel, elles nous sont données cependant comme les moyens de notre bonheur. « Une sensibilité involontaire au plaisir et au mal physiques avertit perpétuellement les hommes qu’ils ont un devoir essentiel à remplir, celui de pourvoir à leur subsistance : cette sensibilité les tient assujettis rigoureusement à ce devoir et à tous les travaux qu’il exige d’eux pour les conduire à des jouissances qui leur sont précieuses. De là le désir naturel d’acquérir ces jouissances et de les conserver ; désir qui les dispose naturellement à saisir tous les moyens de s’assurer la possession paisible des fruits de leurs travaux ; par conséquent à vivre en société. » Mercier de La Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, dans E. Daire, Physiocrates, Paris, 1846, 2e partie, p. 609.

Voilà la première notion du juste et de l’injuste absolus que la nature même nous inculque nécessairement. Et voici comment la nature nous incline à vivre en société, à y observer certains devoirs pour y jouir de certains droits : « Le désir d’acquérir et de conserver nous presse naturellement d’éviter tout ce qui pourrait mettre des obstacles à l’accomplissement de ce désir ; nous sentons même en nous une disposition naturelle à employer toutes nos forces pour surmonter ces obstacles. Cette disposition conséquente à notre premier désir, est donc une leçon très intelligible que la nature nous donne et par laquelle elle nous fait comprendre qu’il est de notre intérêt de ne pas provoquer ces mêmes obstacles que nous nous proposons d’écarter : en un mot de ne rien faire qui puisse nous empêcher de jouir paisiblement et constamment du droit d’acquérir et de conserver… Dès ce moment, je vois des hommes instruits et formés pour vivre en société : la sensation ou la connaissance intuitive qu’ils ont de leur premier droit leur donne aussi nécessairement la connaissance intuitive de leurs premiers devoirs envers les autres hommes : ce qui se passe dans leur intérieur leur fait facilement comprendre que tous les hommes ont des droits de la même espèce ; qu’aucun d’eux ne peut se proposer de les violer dans les autres, qu’il n’éprouve de leur part la plus grande résistance possible, qu’il ne s’expose nécessairement à toutes les violences qu’ils pourront, à leur tour, exercer à son égard. Ainsi chacun, éclairé par l’attention qu’il donne à son intérêt personnel, à ses propres sensations, est forcé de se reconnaître sujet à des devoirs, de s’imposer l’obligation de ne point troubler les autres hommes dans la jouissance du droit d’acquérir et de conserver, afin de n’être point troublé lui-même aussi dans la jouissance de ce droit. » Id., ibid., p. 609-610.

Par cet ingénieux enchaînement d’évidences nécessaires, la vie sociale et ultérieurement toutes ses conditions et exigences se rattachent solidement à notre nature, telle que la concevait le xviiie siècle. Mais remarquons que la nature enseigne d’abord, comme un droit absolu, la nécessité où se trouve chaque homme de pourvoir à sa conservation et à sa jouissance personnelles, et que c’est pour affermir et garantir efficacement ce droit qu’elle incline les individus à syndiquer en quelque sorte leurs intérêts propres. On voit sans peine que la société ne pourra jamais, sans ruiner sa base et sans contredire sa définition même, porter atteinte au droit absolu qui est le premier enseignement de la nature. Et voilà qui met la propriété en lieu sûr.

En effet, pour les physiocrates, ce droit absolu n’est pas autre chose que le droit de propriété, raison essentielle et primitive de toutes les lois sociales. La propriété, entendue à la mode physiocratique, prend trois formes, déduites l’une de l’autre et qui en élargissent la notion jusqu’à inclure celle de liberté. « La propriété n’est autre chose que le droit de jouir ; or, il est évidemment impossible de concevoir le droit de jouir séparément de la liberté de jouir », et d’autre part, la sûreté n’est que l’établissement garanti et durable de cette propriété et de cette liberté. « Propriété, sûreté, liberté, voilà donc l’ordre social dans tout son entier ; c’est de là, c’est du droit de propriété maintenu dans toute son étendue naturelle et primitive, que vont résulter nécessairement toutes les institutions qui constituent la forme essentielle de la société : vous pouvez regarder ce droit de propriété comme un arbre dont toutes les institutions sociales sont des branches qu’il pousse de lui-même, qu’il nourrit et qui périraient dès qu’elles en seraient détachées. » Id., ibid., p. 615.

Ces trois formes de propriété reçoivent, dans le système physiocratique, trois qualificatifs tenant aux différents objets qu’elles concernent. Fondamentalement, l’homme a le droit de jouir de soi-même, de sa personne, de ses organes corporels, de ses facultés intellectuelles : c’est la propriété personnelle, avec la liberté et la sûreté correspondantes. Vient ensuite le droit, la liberté et la sûreté relatifs à la jouissance des effets que l’on s’est acquis par l’usage de sa liberté personnelle : c’est la propriété mobilière, fruit de la propriété radicale ou personnelle. Enfin « parmi tous les emplois que l’on peut faire librement de ses propriétés personnelles et mobilières, il en est un plus important pour le bien-être de l’humanité, c’est celui de se former des propriétés foncières, c’est-à-dire d’employer ses facultés intellectuelles et ses effets mobiliers à la préparation d’un sol qu’on rend productif des objets propres aux jouissances utiles ou agréables ». Baudeau, Introduction à la philosophie économique, dans Daire, Physiocrates, 1846, 2e partie, p. 750. A cette propriété foncière se rattachent une liberté et une sûreté de même sorte, qui consistent à pouvoir constamment faire tel usage qu’on voudra de ses propriétés foncières.

4. Rôle de l’État. — Les trois grandes théories de la propriété dont nous venons de relever l’existence au xviiie siècle se ressemblent par un trait commun, dû aux circonstances politiques : toutes attribuent à l’État un rôle important. On ne saurait s’en étonner, en ce qui concerne la théorie des légistes royaux, dite

« féodale », Mais les partisans de la théorie conventionnelle semblent ne connaître dans la société qu’un seul

organe de décision, l’État, c’est-à-dire, plus précisément encore, le gouvernement royal. Les réformateurs ne comptent que sur l’action d’un despote éclairé pour remanier le régime des propriétés ou pour instaurer le communisme des biens. On sait que, pour Montesquieu, l’État « doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé ». Esprit des lois, l. XXIII, c. xxix. Le moindre paradoxe n’est pas celui que nous offrent les théoriciens du droit naturel, notamment les physiocrates ; le mot de « despotisme légal » est de Mercier de La Rivière ; Quesnay fait de l’omnipotence législative la première de ses Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume : « Que l’autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers… La division de la société en différents ordres de citoyens, dont les uns exercent l’autorité souveraine sur les autres, détruit l’intérêt général de la nation, et introduit la dissension des intérêts particuliers entre les différentes classes de citoyens. » Daire, Physiocrates, 1846, 1re partie, p. 81. Mais ce despotisme se concilie fort bien, au fond, avec le régime absolu