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SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

des lois naturelles car la fonction souveraine consistera essentiellement à faire connaître à tous et à faire appliquer par tous ces lois naturelles dont l’évidence est convaincante et dont l’attrait est irrésistible des qu’on les a perçues. Ainsi, par la bouche de l’autocrate, on entend parler la science économique, c’est-à-dire la nature des choses. Cette politique déjà saint-simonienne dans son inspiration sinon dans ses conclusions, est peut être dans la physiocratie le trait le plus proche du socialisme. Cf. ici, Saint-Simon et Saint-Simonisme, t. xiv, col. 769 sq.

III. CONCLUSION. — En étudiant les sources du socialisme, nous avons évité de considérer celui-ci comme une doctrine scientifique. Une doctrine se définit : or, il n’est pas une définition du socialisme qui résiste à l’examen. Ni le souci d’alléger la misère des humbles ou de réfréner l’injustice des puissants, ni l’idée de la lutte des classes, ni telle théorie économique ne sont spécifiquement socialistes. La science décrit et explique ce qui est et ce qui a été : le socialisme est tout orienté vers un idéal futur : certes le socialisme prend parfois un aspect scientifique, mais, comme l’a dit excellemment Durkheim, « les faits et les observations ainsi réunis par les théoriciens soucieux de documenter leurs affirmations ne sont guère là que pour faire figure d’arguments. Les recherches qu’ils ont faites ont été entreprises pour établir la doctrine dont ils avaient eu antérieurement l’idée, bien loin que la doctrine soit résultée de la recherche. Presque tous avaient leur siège fait avant de demander à la science l’appui qu’elle pouvait leur prêter. C’est la passion qui a été l’inspiratrice de tous ces systèmes. » Définition du socialisme, dans Rev. de mét. et de morale, t. xxviii, 1921. p. 481.

Nous nous sommes contenté de considérer le socialisme, non comme une science mais comme un objet de science, comme un fait social que l’on voit naître et se développer et que l’on peut décrire objectivement. C’est le moment de ramasser en quelques traits précis le résultat de notre enquête :

1° Le socialisme ne se caractérise pas par l’abolition de la propriété privée et en cela il s’oppose formellement au communisme. En fait, aucun théoricien socialiste n’a jamais prôné la disparition complète du domaine privé : toujours l’idéal socialiste respecte au moins la propriété des fruits du travail et la libre disposition des biens de consommation ; bien mieux, en un certain sens, lorsque le socialisme attaque l’héritage, il se montre l’adversaire d’un reste de communisme familial. Le collectivisme marxiste, c’est-à-dire la forme de socialisme qui restreint le plus le domaine privé, ne lui enlève que les capitaux ou biens de production.

2° Le socialisme, considéré comme un fait social, exprime l’avènement social, la prise de conscience publique des faits et des fonctions économiques. Et voilà encore qui permet d’opposer le socialisme au communisme, en même temps que de comprendre pourquoi le socialisme ne pouvait naître qu’à la fin du xviiie siècle, après l’essor de la science économique et dans un monde que le virus sensualiste et utilitaire inclinait à interpréter économiquement, en termes de production et de consommation, l’idéal de la vie civilisée. Jusque là, en effet, sauf dans les périodes de misère aiguë au cours desquelles la société devait bien prendre conscience des phénomènes économiques et s’efforçait d’y intervenir avec plus ou moins de succès, les fonctions économiques demeuraient habituellement dans la sphère des intérêts privés ; la société comme telle s’établissait consciemment sur d’autres bases : militaire, religieuse, juridique, racique. Certes, les lois économiques exerçaient leur empire, d’autant plus impérieux peut-être qu’il demeurait diffus et secret. Mais, du jour où l’on voulut voir dans la jouissance des biens matériels, fruit des fonctions économiques, le but essentiel de la vie en société, celle-ci s’établit consciemment et délibérément sur cette base économique. D’où crise absolument inédite dont le socialisme est l’expression. D’une part les économistes orthodoxes réservent aux propriétaires privés l’initiative souveraine en mature économique ; ils estiment et proclament qu’à ce prix et à cette seule condition la société jouira de la prospérité économique qu’on lui assigne comme idéal. D’autre part, et c’est en ce point précis que gît l’opposition entre les deux écoles, les socialistes ne croient pas à l’efficacité socialement bienfaisante de l’activité purement privée en matière économique et ils préconisent « le rattachement de toutes les fonctions économiques ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société ». Cette formule, empruntée à l’étude précitée de Durkheim, p. 494, n’affirme pas la subordination de la vie économique à l’État, mais le rattachement, la mise en communication explicite et systématique de l’économie avec les organes directeurs de la société. Quelquefois l’État absorbe l’économie ; selon d’autres auteurs l’État est absorbé et se transforme en centre moteur purement économique. On sait que, pour Marx, par exemple, l’État que nous connaissons et qui représente précisément des intérêts spécifiques, dits supérieurs à l’ordre économique, perdrait toute raison d’être en régime socialiste. On sait aussi que maints réformateurs socialistes comme Fourier et Proudhon, bien loin de pousser à l’étatisme, prêchent l’individualisme anarchique : ce sont là des nuances considérables, mais cet individualisme anarchique mérite lui aussi l’épithète de socialiste du moment qu’il se présente comme un type de vie sociale résultant expressément des libres tendances et fonctions économiques.

3° Enfin, nous conclurons que le socialisme est un fait social qui ne saurait se confondre avec le communisme ancien, dont Platon a le premier formulé la conception, suivi par nombre de réformateurs à l’esprit romanesque. Cf. art. Communisme, ici, t. iii, col. 574. Beaucoup de partisans et d’adversaires ont voulu rattacher à ces ancêtres imposants le socialisme moderne ; on confond couramment les deux termes de socialisme et de communisme ou bien on se contente d’une simple différence de degré entre les deux doctrines. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de la distinction que le langage courant admet entre deux partis politiques récents, distinction qui ne compte guère sur le plan des doctrines. En réalité, les ressemblances, si elles sont très apparentes, demeurent extérieures entre le communisme classique et le socialisme moderne : tous deux plus ou moins éliminent la propriété privée. Mais l’essentiel n’est pas là : on voit sans peine, en consultant l’histoire des religions, qu’il est un communisme à base de renoncement et d’abnégation totalement inassimilable à l’esprit du socialisme, même s’il prône comme lui, et beaucoup plus énergiquement que lui. la suppression de la propriété individuelle. Durkheim, utilisant sa définition sociologique du socialisme va plus loin encore : tout communisme, par essence, se trouverait aux antipodes du socialisme moderne, op. cit., p. 599, et nous croyons que celle observation est pénétrante et exacte.

En bref, le communisme classique, et nous en dirons autant du communisme religieux, le seul communisme qui ait eu le mérite d’avoir été réalisé durablement, tend à mettre les fonctions économiques au ban, en marge, voire tout-à-fait en dehors des fonctions essentielles de la société. Il repose sur cette idée que les opérations de production et de consommation sont d’un ordre inférieur ; on reconnaît leur nécessité absolue, mais les relations politiques ou la vie de commu-