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SOCIALISME. LES PRÉCURSEURS

reste pas moins originale et mérite de retenir l’attention dans la préhistoire du socialisme, d’autant que nous la connaissons mieux depuis que MM. Jean Thomas et Franco Venturi eurent le mérite de découvrir à la bibliothèque de Poitiers et de publier en partie une autre liasse de papiers, transcrits sur les originaux de dom Deschamps par son ami dom Mazet qui fut bibliothécaire de la ville : Dom Deschamps, Le vrai système ou le mot de l’énigme métaphysique et morale, publié sous le patronage de la Société des textes français modernes par Jean Thomas et Franco Venturi, Paris. 1939. En réalité, il semble que l’essentiel de l’œuvre nous soit désormais accessible, dans ses deux parties que l’auteur lui-même déclarait indissolublement unies : une métaphysique et une morale.

Les Observations métaphysiques de dom Deschamps s’encadrent dans une interprétation philosophique du dogme de la Trinité ; chacune des personnes divines figure un mode de l’être. La première représente symboliquement la nature physique et sensible, dans son inépuisable variété, c’est-à-dire l’être qui est plus ou moins, le relatif. En second lieu, si l’on considère cette nature physique, non plus dans sa diversité mais dans son ensemble, comme la somme, la synthèse logique des choses, notre philosophe l’appelle le Tout (aspect universel positif). Enfin la troisième personne de la Trinité ne serait que la forme mythologique et superstitieuse de l’absolu négatif, que dom Deschamps appelle Tout, qui à la différence du Tout n’a aucun rapport avec le relatif, ne voit limiter par rien son existence absolue, est par soi et en soi et coïncide donc avec la négation même, avec Rien.

Les Observations morales ouvrent la voie à ce que dom Deschamps appelle l’état de mœurs ; l’état de lois, système de l’oppression du faible par le fort, est radicalement expliqué et détruit par la vision métaphysique du Tout et de Tout, car on découvre ainsi la véritable genèse de Dieu et du diable, essai manqué et incomplet de justification et instrument au service de la société pour contenir les hommes dans l’esclavage. Libéré de l’état de lois, c’est-à-dire de l’État et des institutions qui, comme la religion, le mariage, la morale, soutiennent la tyrannie de l’État, l’homme pourra enfin être heureux. Tel est le vrai système. Dans la description de l’état de mœurs, dom Deschamps semble incliner vers une condamnation mystique de tout effort, de tout progrès : dans le Tout, les extrêmes se réunissent et se valent, il n’y a plus que repos et égalité. Les hommes n’auront que des besoins très limités. Bien mieux, entre eux, les différences s’atténueront jusque dans l’ordre physique : leur état social s’accordant mieux à leur nature profonde et à la loi cosmique, il s’ensuivra des modifications heureuses dans leur corps, tous égaux et semblables. Cette idée se retrouvera dans Fourier. Il y a encore parenté entre ces deux auteurs en ce qui concerne leur conception naturiste de l’amour : « On ne saurait imaginer et il n’est pas dans moi de rendre toute la folie que l’état de lois nous fait mettre dans ce qui est relatif à l’appétit de l’amour, par les freins qu’il a mis à cet appétit ; et c’est la difficulté de l’imaginer qui seule peut nous éloigner de croire qu’il puisse jamais exister une société d’hommes où cet appétit ne serait pas plus difficile à satisfaire, ni plus sujet à des inconvénients que celui du manger, du boire ou du dormir… La communauté des femmes entre aussi nécessairement dans la chaîne des mœurs fondée sur la ruine du mien et du tien, que leur non-communauté entre nécessairement dans la chaîne des mœurs fondée sur le tien et sur le mien. » Observations morales, IIe partie, § 4. Bien entendu les enfants n’appartiendraient qu’à la communauté. Les situations seraient médiocres, stables ; peu de besoins, donc peu de travail ; une langue simple et peu abondante suffirait : le passé resterait inconnu et comme s’il n’avait jamais existé. Enfin, « la mort ne serait que le soir d’un beau jour : car elle ne serait pas précédée, comme l’est la notre communément, d’une maladie douloureuse, de la vue affligeante d’un confesseur, d’un médecin, d’un notaire, d’une famille désolée et de toutes les peines d’esprit qui nous tyrannisent alors et qui contribuent extrêmement à nous la donner. Ils mourraient d’une mort douce, d’une mort égale à leur vie… Leurs enterrements ne différeraient point de ceux de leurs bestiaux : ils n’y mettraient pas plus de cérémonie, parce que toute cérémonie y serait de trop, » Ibid., § 15.

Goyon de La Plombanie. — L’ « ambition de dominer » semblait à dom Deschamps le vice radical de l’état de lois. Pour Goyon de La Plombanie, L’homme en société ou nouvelles vues politiques et économiques pour parler la population au plus haut degré en France, Amsterdam, 1763, 2 vol. in-12, et L’unique moyen de soulager le peuple et d’enrichir la nation française, Paris, 1775, in-8°, c’est le même vice, autrement dit l’ardeur de s’élever, qui perd les sociétés. Contre ce mal, il fait appel à une réglementation minutieuse des métiers. On ne passera plus de la campagne à la ville, on renverra aux champs les citadins inutiles, on supprimera les métiers parasites. Les professions seront érigées en charges perpétuelles, d’un nombre rigoureusement fixé selon les besoins de chaque localité : ainsi les fils des maîtres succéderont à leurs pères et tout travail libre sera interdit. Dans les villes, le populaire sera exactement compté et surveillé ; chaque individu recevra une plaque d’identité portant l’indication d’un numéro d’ordre et de son quartier ; nul ne pourra travailler hors de son quartier. Il y aura dans les villes comme dans les campagnes (une par canton de 30 paroisses) des maisons d’associations, tenant à la fois de la pension, de la bourse du travail et du bureau de placement et annonçant les phalanstères fouriéristes, mais avec cette réserve importante que l’amende, la prison, la servitude à temps s’efforceront de réprimer les délits, fraudes, mensonges qui, selon Fourier, ne doivent plus exister en Harmonie, sous le libre régime de l’attraction passionnelle. Tous ces règlements doivent être acceptés et obéis, pense l’auteur, car le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne sont pas assez dirigés : « Comme ils tendent (ces règlements) visiblement à l’avantage des ouvriers et qu’il n’y en a aucuns assez stupides pour ne pas le sentir, pour peu qu’ils y réfléchissent, je ne doute pas qu’ils ne s’y soumettent avec plaisir et même qu’ils n’en soient bien aises. » L’homme en société, t. i. p. 148.

Le babouvisme. — Avant de quitter cette préhistoire du socialisme, observons d’un coup d’œil la pauvreté et la banalité des idées babouvistes. Le culte fervent rendu par les socialistes à Babeuf, à Buonarroti, à Darthé peut s’expliquer par d’autres motifs ; c’est le mouvement révolutionnaire qui reconnaît ses pionniers. Mais, du point de vue philosophique, rien n’est plus vétusté que le programme simpliste des Égaux, On dirait qu’ils ont puisé directement leurs ardeurs révolutionnaires à la source des anciens, sans tenir compte du mouvement des idées, comme si le xviiie siècle n’avait apporté aucun argument nouveau, comme si les réalités économiques mieux connues ne permettaient pas de renouveler les antiques problèmes. A s’en tenir au domaine des idées, l’influence directe de Babeuf peut être considérée comme nulle. Mais il faut avouer que sur le plan de la sensibilité politique, la conjuration des Égaux a frappé un coup dont le retentissement est incalculable. Jusque-là, on critiquait assez librement la notion de propriété ; les prédicateurs eux-mêmes, au nom de la religion, de la justice et de la charité, en dénonçaient les abus, en