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SOCIALISME. LES PRÉCURSEURS

duit par le souci de réformer le droit pénal ; Rousseau attaque la propriété, mais c’est qu’il en veut d’abord à la société, inséparable de la propriété.

Jean Meslier, ne à Mazerny, dans le duché de Rethel, cure d’Étrépigny et de But à partir de 1692, mort en 1729 ou en 1733. fut un véritable précurseur du socialisme, De mœurs douces et austères, d’esprit fier, dégagé de tout préjugé et même de toute foi positive, il s’acquitta toute sa vie de ses fonctions, passant apparemment pour un pasteur exact et zélé. Mais il laissa après lui un testament dont le titre exprime suffisamment l’intention : Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier, prêtre, curé d’Étrépigny et de But, sur une partie des abus et des erreurs de la conduite et du gouvernement des hommes, où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde, pour être adresse à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité, à eux et à tous leurs semblables. In testimonium illis et gentibus. Math., x. 18.

Ce testament ne fut d’abord apprécié des philosophes que comme un monumental aveu d’athéisme et d’irréligion. Voltaire jugea opportun de ne le publier qu’en partie, sous le titre : Extrait des sentiments du curé Meslier, 1762, le reste lui paraissant « trop long, trop ennuyeux, et même trop révoltant ». De même, le Bon sens du curé Meslier, publié par d’Holbach en 1772, et le Catéchisme du curé Meslier, par Sylvain Maréchal en 1789, se contentèrent de faire connaître un curé Meslier violemment anticlérical. C’est seulement la publication intégrale par Ch. Rudolf, en 1864, à Amsterdam. du Testament de Jean Meslier, curé d’Étrépigny et de But en Champagne, décédé en 1733, qui révéla le précurseur authentique du socialisme, à une époque où sa pensée pouvait être pleinement comprise. On s’aperçut alors que le curé champenois ne s’en prenait pas seulement au catholicisme et à ses rites, ni même à toute religion positive, à la croyance en un Dieu personnel et en une vie future, mais qu’il sapait la société elle-même que religion et dogme soutiennent dans l’existence.

Les thèses socialistes se présentent dans le Testament comme des arguments dressés contre la religion. Les hommes seront toujours malheureux s’ils ne renversent le système oppresseur fondé sur la double tyrannie de la religion et de la royauté ; ils devraient régler leur gouvernement sur les seuls principes de la prudence et de la sagesse humaines, c’est-a-dire sur les règles de la probité, de la justice et de l’équité naturelle. En réalité, toutes ces règles ont été violées ; on a mis d’un côté tous les biens, les plaisirs, la fainéantise, et de l’autre la misère, le travail, l’esclavage ; pour assurer le maintien de cette iniquité, les fourbes et les violents ont inventé les liens de la religion et de la royauté. « Ils seraient heureux, ces pauvres peuples, s’ils n’étaient pas incommodés de cette desséchante vermine ; mais il est sûr qu’ils seront toujours malheureux, tant qu’ils ne s’en dépouilleront pas… Sachez, mes chers amis, qu’il n’y a point pour vous de plus méchants ni de plus véritables diables à craindre que ces gens-la dont je vous parle. Car vous n’avez véritablement point de plus grands ni de plus méchants adversaires et ennemis a craindre que les grands, les nobles et les riches de la terre, puisque ce sont effectivement ceux-là qui vous foulent, qui nous tourmentent, et qui vous rendent malheureux comme vous êtes. » Testament (Rudolf), t. ii. p. 180. De longues déclamations, violentes et enflammées, s’emportent rudement contre cette quantité de riches fainéants, abbés, moines, rentiers, sergents, procureurs, avocats, maltôtiers, receveurs : « On a bien a faire de ces gens-là dans le monde ! Les oiseaux chantent et ramagent assez dans les champs et dans les bois ; les peuples n’ont que faire de nourrir si grassement tant de gens pour ne faire que chanter dans les temples. » Ibid., p. 203.

On n’a pas de peine à reconnaître ce genre de littérature, appelé à une si grande fortune en des temps plus proches de nous. Mais il convient d’observer qu’au xviiie siècle un tel langage semblait « trop révoltant » à Voltaire et aux philosophes les plus acharnés contre l’Église ou contre le despotisme. Ceux-ci poursuivaient la perte de la religion chrétienne, mais ils entendaient que l’ordre social fût respecté. Rares étaient les esprits assez perspicaces pour reconnaître dans l’autorité religieuse l’assise la plus robuste de l’ordre social et assez logiques dans l’erreur pour condamner en bloc la société civile avec la religion. Plus précisément le curé Meslier a pour son temps l’originalité d’interpréter à la manière socialiste le fait religieux ; s’il le critique, ce n’est pas au nom de la vérité scientifique, de la raison, de l’histoire ; c’est qu’il y voit le baillon, l’opium qui étouffe, qui effort les revendications sociales et la révolte des peuples opprimés. Aussi, plus funestes encore que la religion sont, pour le curé Meslier, les institutions iniques qu’elle a mission de défendre : l’inégalité, la propriété ; et c’est ici que se fait jour l’idée authentiquement socialiste, toute autre que celle du communisme éthique traditionnel : si les propriétés n’étaient pas distinguées, si les familles ne s’opposaient pas en classes, si le mariage n’était pas indissoluble, tous les hommes seraient occupés et utiles, ils se partageraient sagement entre eux les produits, il n’y aurait jamais de disette, il n’y aurait plus d’unions malheureuses et tous les hommes mèneraient fraternellement une vie de félicité. La conclusion est claire ; il faut que tous les opprimés s’unissent pour renverser l’état social présent : « Votre salut est entre vos mains, votre délivrance ne dépendrait que de vous si nous saviez vous entendre tous. » Ibid., t. iii, p. 381.

Dom Deschamps (1716-1774) ; annonce le socialisme dialectique. Le moine que Damiron cite comme un exemple de l’incrédulité réfugiée dans certains cloîtres, passa la majeure partie de son existence au prieuré de Montreuil-Bellay, près de Saumur, où il avait fait profession en 1733, où il remplit correctement ses fonctions de procureur, où il observa convenablement sa règle et où il mourut dans les formes religieuses. Mais il s’était lié avec le marquis de Voyer, fils du comte d’Argenson et, par cet intermédiaire dévoué, il s’était efforcé, toujours vainement, de « convertir » les philosophes et de leur révéler « le mot de l’énigme métaphysique et morale ». Les confidences du moine libre-penseur effarouchèrent J.-J. Rousseau ; Helvétius conseilla la prudence ; d’Alembert dégagea promptement le point faible du système, les distinctions formelles, les abstractions, relations, genres, espèces et autres idées générales qui n’existent que per mentem et qu’il faut bien se garder de réaliser « hors de nos idées ».

Cette opposition entre la métaphysique du bénédictin et la philosophie des Encyclopédistes explique l’échec persistant de dom Deschamps près de ses contemporains. Anti-chrétien et vulgairement athée, il eût été compris ; mais, hostile à la fois au christianisme et à l’athéisme superficiel des philosophes, il ne réussit pas à faire école. Il avait assez de théologie pour mesurer la faiblesse des arguments vulgaires contre la religion et il employa ses dons surprenants de dialecticien à construire an système d’athéisme qui méritât le qualificatif d’éclairé. Lorsque Émile Beaussire publia certaines œuvres de dom Deschamps dont la bibliothèque municipale de Poitiers gardait la copie, il leur imposa sans doute une enseigne trop ambitieuse en leur donnant ce titre : Antécédents de l’hégélianisme dons la philosophie française, dom Deschamps, son système, son école, Paris, 1865. La figure de notre bénédictin n’en