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SOUFISME. ORIGINES

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de la chute originelle semblent à l’orthodoxie musulmane des illusions diaboliques. » « Cette carence de vie intérieure, la prédominance de l'élément Juridique dans l’islam officie] ne pouvaient satisfaire toutes les consciences, ni surtout convenir aux néopintes musulmans, transfuges des monothéismes antérieurs. De leur précédente éducation religieuse, ils avaient gardé le souvenir d’un autre idéal, comme une nostalgie de perfection et d’ascension spirituelles, (".es esprits plus raffinés ne tardèrent pas a se trouver à l'étroit au sein d’un dogmatisme rigide sans rayonnement liturgique, religion de guerriers et de pasteurs, convenant à la société patriarcale de l’Arabie préhégirienne. Le formalisme extérieur de la Cbarfa, la législation minutieuse élaborée par les écoles orthodoxes ne tenaient aucun compte de la « sensibilité, de la tendresse » spirituelles que le Coran (lvii, 27) a louées chez les chrétiens : « En quoi, se « demande Ghazàli, les discussions sur les cas de di « vorce, sur les ventes et les achats préparent-elles les « croyants à l’au-delà? »

Dès lors à quelle impulsion attribuer le déclenchement de ce mouvement d’ascèse et de mysticisme connu sous le nom de soufisme ?

Les historiens des religions se partagent ici en deux groupes. Les uns, avec L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, 1922, font du soufisme un mouvement exclusivement musulman. Les tendances mystiques, disentils, sont de tous les pays et de toutes les races. Quel que soit le problème de la vie intérieure du prophète, il n’en reste pas moins vrai que le Coran renferme nombre de versets contenant des avertissements t’ibrah) qui sont en fait des conseils d’ascèse. D’autres versets mentionnent des phénomènes illuminatifs ou extatiques. Cette mystique requiert normalement une ascèse morale qui sépare des créatures, une rectification du vouloir et des désirs qui établit en quelque sorte le croyant dans un état de grâce et qui trouve son couronnement dans un hommage complet de l’individu à l'Être transcendant, souverain Seigneur et souverain Bien. Il y a donc là, basé sur le texte sacré, un élément qui, avec le temps, lorsque l’islam sera sorti de l’enivrement des premières conquêtes, devra normalement se développer en une ascèse et en un mysticisme foncièrement musulmans : « C’est du Coran constamment récité, médité, pratiqué, que procède le mysticisme islamique dans son origine et dans son développement. » Op. cil., p. 84.

Pour soutenir cette opinion, M. Massignon allègue que, parmi les sahabd, les compagnons du prophète, se trouvent déjà les précurseurs authentiques de la mystique musulmane : Abou Dharr [t 31 (652)), Hodhayfah ben I.iosaîl [t 36 (657)] et surtout 'Imran ibn Hosaîn Khozà'î († 52 (672)], cadi démissionnaire pour une injustice involontaire et qui passa les trente dernières années de sa vie, malade, sur un lit de douleurs et dans une admirable résignation amoureuse à la volonté de Dieu. Après eux apparaissent dans l’islam, et dès le premier siècle de l’hégire, des ascètes (noussâk, zouhhâd), des pénitents ou pleureurs (bakkû'oûn), des prédicateurs populaires (qoùssûs). D’abord isolés, ils tendent rouper en deux écoles qui ont leur centre, l’une a Basra (Bassora), l’autre à Koûfa. A partir de 850 de notre ère, Bagdad devient le centre du mouvement mystique musulman avec sermons, conférences, concerts et poésies mystiques.

D’autres savants, comme le H. P. Lammens, L’Islam, p. 127 sq., admettent au contraire que le mysticisme musulman se fonde en réalité sur l’ascèse chrétienne et c’est à cette théorie qu’il convient, pensons-nous, de réserver son adhésion.

Le Coran, niant le péché originel, refuse par le fait

même la nécessité d’un renoncement quelconque, d’une ascèse nécessaire au redressement de l’homme. De l’avis des commentateurs les plus autorisés du Coran, Allah se place dans un lointain inaccessible ; entre le Créateur et sa créature la possibilité même d’une réciprocité quelconque, à plus forte raison d’amour, n’existe pas. De fait, les interprètes de la plus stricte orthodoxie, depuis les plus anciennes sectes comme les kharidjites et les imamites jusqu’aux modernes wahabites se refusent à accepter le soufisme. C’est donc que ce mysticisme serait dans l’islam un apport étranger. Sans doute le soufisme est né du besoin qu'éprouvent certaines âmes d’entrer en rapports plus étroits avec Dieu autrement que par la simple fidélité aux pratiques extérieures et par la voie de la justice légale, du besoin qu’elles ont ressenti d’une expérience religieuse plus personnelle et plus intense, mais c’est l’exemple des ascètes et des moines chrétiens qui aurait montré le chemin. Il était d’autant plus naturel de s’y engager que le prophète luimême avait indiqué la voie. Le Coran vante l’humilité des moines (v, 85), il loue le monachisme, la rahbamjija, qu’ils ont « spontanément embrassé afin de s’attirer le bon plaisir d’Allah » (lvii, 27), l’extrême bienveillance et la douceur des chrétiens. Certaines sourates préconisent la prière nocturne et les prostrations à l’imitation des offices dans les monastères chrétiens. Les premiers ascètes musulmans sont appelés rahib (moines) et certains d’entre eux prétendent marcher sur les traces du Christ. Les premières communautés soûfiques musulmanes (khanqâhj sont en Palestine, à Ramleh et à Jérusalem, ou en Mésopotamie où les couvents nestoriens étaient nombreux et une bonne partie du vocabulaire ascétique et mystique musulman est emprunté au syriaque. M. Massignon le reconnaît sans vouloir en tirer toutes les conséquences, puisqu’il parle lui-même « d’hybridation féconde » entre Arabes chrétiens et musulmans. Il cite d’ailleurs ces vers extrêmement significatifs qu’Ibrahim ibn al-Jonayd [t vers 270 (884)] disait avoir trouvés comme épitaphe du Kitâb al rohbân de Boyolânî [f 238 (852)].

Sermons de moines, récits de leurs actions,

Nouvelles véridiques émanant d'âmes condamnées. Sermons qui vous guérissent, car nous les recueillons,

Bien que l’avis (médical) provienne de quelque damné. Sermons qui lèguent à l'âme un avertissement ('tbrah),

La laissent anxieuse, errant autour des tombeaux. Sermons, bien qu’il répugne à l'âme de les relire,

Qui incitent à la souffrance le cœur qu’ils ont débusqué. Prends ceci pour toi, toi qui m'écoutes ; si tu sais l’interdire

[le mal,

Hâte-toi ! La mort est la première visiteuse à attendre.

Ajoutons qu’un certain nombre d’oeuvres primitives de l’islam ascétique paraissent être de libres transpositions d'œuvres chrétiennes. En particulier les paraboles attribuées au Christ et qui sont éditées par Asin Palacios sous le titre Logia D. Jesu… agrapha, se retrouvent en des recensions presque identiques chez Dostowa’i [t 153 (770)], Mohàsibî [f 243 (S57)|, et Yàhiz [t 255 (868)]. Cf. Massignon, op. cit., p. 55.

A ces influences chrétiennes incontestables vinrent s’en adjoindre d’autres. Lorsque le mouvement des conquêtes musulmanes se fut quelque peu ralenti, les centres intellectuels de l’islam entrèrent en relations avec les milieux syriaques. Depuis la fin du ve siècle de notre ère cette langue tendait à remplacer le grec et de nombreuses traductions avaient mis à la disposition des penseurs du Proche-Orient les trésors de la philosophie grecque. Ces milieux étaient surtout chrétiens, très rarement juifs, et en certains cas païens — les pseudo-sabéens de Harran en sont un exemple célèbre. Cf. ci-dessus, art. Sabkicns, col. 436. Ils révélèrent aux musulmans non seulement la mystique néo-