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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.1.djvu/91

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TERTULLIEN. INFLUENCE


aux faiblesses et aux compromissions. Avec le temps, sa sévérité s’accroît et, lorsqu’il est devenu montaniste, elle ne connaît pour ainsi dire plus de limites. Les seconds mariages qu’il avait commencé par autoriser, non sans réserves d’ailleurs et comme un pis aller, deviennent pour lui une faute impardonnable et c’est à peine s’il trouve légitimes les plus honnêtes et les plus naturels des mariages. Les jeûnes doivent être de plus en plus rigoureux et n’admettent aucune exception. Les spectacles sont interdits avec la plus entière rigueur et le seul d’entre eux qu’il permette aux chrétiens fidèles est celui que leur réserve, au lendemain du jugement général, la vue des réprouvés. La fuite en temps de persécution est un crime comparable à l’apostasie : le vrai chrétien doit demeurer à son poste, quoi qu’il arrive, peut-être même s’offrir de plein gré aux coups des persécuteurs.

Ame de feu, ardent, emporté, Tertullien porte en lui, par cela même les limites de son action. Même dans ses premiers écrits, les exagérations ne se comptent pas. Lorsqu’il déclare par exemple que, de son temps, les chrétiens remplissent les villes et les campagnes, le sénat, le palais et les camps, il s’en faut de beaucoup que ces formules répondent à la réalité. À plus forte raison, lorsque la haine obscurcit son intelligence, doit-on prendre garde à ses formules absolues. Il pouvait y avoir en Afrique, aux environs de 210, quelques évêques qui avaient été mariés deux fois, mais ils n’étaient sans doute pas la majorité, comme pourrait le faire croire l’exclamation indignée : quot digami président inter vos ! Le De pudicitia entre autres est tellement violent qu’on peut à peine utiliser son témoignage pour discerner les abus que Tertullien y reproche à son adversaire.

On est naturellement tenté de comparer Tertullien à saint Irénée, dont il a peut-être connu et utilisé le grand traité Contre les hérésies. L’évêque de Lyon et le prêtre de Carthage étudient souvent les mêmes problèmes ; ils combattent les mêmes hérétiques ; ils utilisent, pour réfuter l’erreur, le même argument de l’origine apostolique des doctrines. Cependant un abîme sépare ces deux hommes. Saint Irénée est, avant tout, dans tout ce qu’il écrit, le disciple de la tradition. Il se garde d’innover quoi que ce soit. Il répète, d’une manière originale d’ailleurs et en y mettant la marque de son esprit personnel, ce qu’il a appris de ses maîtres ; et, lorsqu’il veut montrer où se trouve la vérité, il se contente de renvoyer aux Églises qui conservent l’enseignement apostolique, à l’Église de Rome avant toutes les autres. Tertullien donne une forme nouvelle à l’argument de saint Irénée ; il lui imprime la marque de son esprit juridique et propose toute une théorie de la prescription. La prescription est valable, sans aucun doute, mais, par la force des choses, l’autorité apostolique qui la fonde n’apparaît plus au premier plan. Ce que l’on voit tout d’abord c’est la forme nouvelle qu’a prise le raisonnement et le juridisme qui l’inspire. Qu’y a-t-il d’étonnant, dès lors, si, devenu montaniste, Tertullien abandonne l’argument de prescription ? Ce n’est pas lui qui a écrit la formule : Non est de præscriplione arguendum sed de ratione vincendum. Mais cette formule de Cyprien exprime sa pensée telle qu’elle apparaît dans ses derniers écrits, surtout dans le De pudicitia. Qu’importe la prescription, si la raison lui donne tort ? ou, plus encore, si l’Esprit ajoute de nouveaux enseignements à ceux des apôtres ? Telle est en effet la dernière étape d’une évolution que l’on souhaiterait moins rigide. Emporté par l’exagération d’une impitoyable logique, Tertullien devient le docteur de l’inspiration privée après avoir été celui de la fidélité aux enseignements traditionnels.

Ce fut sa fougue qui le perdit, et avec elle l’indépen dance de son esprit, la vigueur de sa dialectique, il faut ajouter sans doute l’orgueil de son cœur trop sensible à l’indifférence ou aux reproches. Il combattit avec une ardeur incomparable les doctrines qui heurtaient de front sa raison ou sa foi et même après avoir rompu avec l’Église, il réfuta sans pitié les hérésies de Marcion et de Praxéas. Il était déjà hérétique qu’il était peut-être le seul à ne pas s’en apercevoir, tellement il était assuré d’avoir raison. Mais, parce qu’il était trop personnel, il ne pouvait pas être le témoin impartial et désintéressé de la foi commune. L’Église n’oublie pas les services qu’il lui a rendus ; elle ne saurait les égaler à ceux d’un génie plus humble, d’un saint Irénée, dont nous l’avons tout à l’heure rapproché.

IV. Influence.

C’est justement à cause de son caractère trop exclusif, trop individuel que Tertullien n’a pas joué dans l’Église le rôle auquel semblait le prédestiner son génie.

Sans doute, son souvenir n’a pas été immédiatement perdu et beaucoup d’auteurs anciens ont lu ses ouvrages. Au dire de saint Jérôme, saint Cyprien fut un de ses plus fervents admirateurs ; il faisait de ses livres sa nourriture presque quotidienne et, lorsqu’il désirait un de ses ouvrages, il se contentait de demander le maître, De vir. ill., lui ; Epist., lxxxiv, 2. Il est vrai qu’il ne le mentionne jamais dans ses propres écrits ; mais il suffit de lire le De oratione dominica, le De bono patientiæ, le De habitu virginum pour y trouver des traces non équivoques de la lecture des livres de Tertullien sur les mêmes sujets.

Une remarque analogue peut être faite au sujet de Novatien. Celui-ci ne cite pas Tertullien, mais il l’utilise, par exemple dans le De Trinitate.

A la même époque, le traité pseudo-cyprianique De spectaculis, le De circumeisione, le De cibis judaïcis, le De bono pudicitiæ, qui portent, à tort ou à raison, le nom de Novatien, sont à rapprocher des traités de Tertullien sur des sujets semblables. Le parallélisme n’existe pas seulement dans les titres, mais dans la manière même d’envisager les problèmes et dans les solutions proposées.

Au début du ive siècle, Lactance est le premier à nommer Tertullien, 7nsI. div., V, i, 23, et à plusieurs reprises il s’inspire de V Apologétique, de l’Adversus Praxean, de Y Ad Scapulam. Vers la même époque, Tertullien est révélé au monde grec par Eusèbe, qui possédait une traduction de Y Apologétique, Hist. eccles., II, ii, 4, et xxv, 4 ; III, xx, 9, et xxxiii, 3 ; V, v, 6. D’ailleurs, bien que Tertullien ait écrit en grec quelques traités, il ne devait jamais être très connu en Orient : il semble que Didyme l’Aveugle ait lu le De baptismo ; en dehors de lui, on ne saurait citer aucun témoin assuré.

Au cours du iv c siècle, les témoignages se multiplient, bien que Tertullien ne soit pas toujours nommé. Saint Fébade d’Agen, écrivant contre les ariens, multiplie les emprunts à Y Adversus Praxean. Dans Y Aliercatio Heracliani laici cum Germinio episcopo Sirmiensi, la formule de foi d’Héraclien est presque textuellement empruntée à Y Apologétique. Pacien de Barcelone transcrit plusieurs passages du De pœnitentia. Grégoire d’Elvire, dans les Tractatus de libris Sanctarum Scripturarum, compile le De resurrectione, et s’inspire souvent des autres ouvrages de Tertullien. L’auteur inconnu du Carmen adversus Marcionem met en vers tout ce qu’il peut des livres de Tertullien contre Marcion.

D’autres auteurs citent expressément Tertullien. Saint Optât de Milève le nomme parmi d’autres asserlores Ecclesise catholiae. De schism. donat., i, ix. Saint Hilaire de Poitiers note à propos de Matth., v, 1 : Tertullianus hinc volumen uplissimum scripserit, sed consequens error hominis detraxit scriptis probabilibus