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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/549

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Vente, le juste prix


peuvent aborder. Pour protéger les gens moins fortunés et leur permettre l’accès au marché des denrées indispensables à la vie, l’État, usant en ce cas de son droit et accomplissant son devoir, essaie de mettre une limite à la hausse des prix en taxant les marchandises et en instituant le ticket de distribution. Mais le commerçant peut se laisser tenter par l’offre alléchante du riche ; l’amour du bien-être en celui-ci, l’amour du gain en celui-là se rencontrent alors en marge du marché légalement taxé. Ainsi un second marché où règne, au profit de l’égoïsme. uniquement la loi de l’offre et de la demande, fonctionne clandestinement et s’efforce d’échapper ainsi aux rigueurs de la loi. Marché « noir » parce qu’il se cache et qu’il plonge dans une noire misère les pauvres qui n’ont pas le moyen de l’aborder.

La morale réprouve un tel marché, qui viole effrontément la notion du juste prix. Ce qui n’implique pas qu’elle condamne ou qu’elle condamne au même titre tous les acteurs du marché noir. L’acheteur, contraint par les nécessités de la vie à s’approvisionner de l’indispensable pour lui et pour sa famille au marché noir, ne commet aucune faute morale. Primum vivere. Il n’en est pas de même du vendeur. Vendeur à la production ou vendeur intermédiaire, pour être en règle avec la loi morale, sont obligés, l’un et l’autre de vendre à un prix raisonnable, au « juste prix », c’est-à-dire, ainsi qu’on l’a dit plus haut, à un prix qui soit l’équitable rémunération du travail et des frais de production, auxquels il faut ajouter un bénéfice raisonnable, le bénéfice approuvé par les honnêtes gens. Or, le marché noir du producteur ou de l’intermédiaire ne se contente pas de ce bénéfice raisonnable : aussi, quand l’un ou l’autre s’en écarte dans des proportions démesurées, il y a faute contre la justice. C’est une faute contre la justice commutative — et il est tenu à restitution — à l’égard de l’acheteur contraint par la nécessité de s’adresser à lui. À l’égard d’un acheteur libre, bénévole, il n’y a pas d’injustice proprement dite ; mais vendeur et acheteur pèchent contre la justice sociale, parce que leurs agissements violent le droit que tout homme a d’accéder à l’usage des biens de la terre. L’un et l’autre compromettent l’usage commun de ces biens qui devraient profiter à tous et méconnaissent l’ordre voulu par le Créateur. Coupables également, tout au moins contre la justice sociale, les commerçants qui stockent les marchandises dans l’attente prévue de gros bénéfices résultant de la dévaluation progressive de la monnaie.

Le troc ne saurait être réprouvé par ces principes de justice sociale. Que le vendeur et l’acheteur estiment la marchandise au prix de la taxe ou au prix du marché noir, peu importe : ils font un simple échange dans lequel sont sauvegardées les lois fondamentales de la justice et du juste prix. Cf. Ami du clergé, 10 octobre 1946, p. 12-14. Certains produits contingentés, acquis au prix de la taxe et moyennant tickets, peuvent, en conscience, être revendus à prix plus élevé à un amateur qui en offre spontanément ce prix. Ni la justice commutative, ni la justice sociale ne sont ici lésées. Il ne faudrait pas cependant abuser de l’acheteur bien disposé. Cf. S. Thomas, II a -II iP, q. lxxvii, a. 1, § Alio modo.

b) Le juste prix selon l’estimation commune (prix courant).

Le mot est de saint Thomas, dans la question précitée, ad l um : « Le juste prix des choses n’est pas immuablement fixé ; il consiste plutôt dans une certaine estimation, de sorte qu’une petite élévation ou une petite diminution ne paraît pas détruire l’équilibre de la justice. » L’estimation commune doit tenir compte des éléments qui entrent dans la valeur de la marchandise, travail, coût de la production, bénéfice légitime. Mais l’élément social qui tient une si grande place dans cette estimation doit « enlever aux volontés individuelles non pas toute participation au prix par les tractations diverses et les contrats, mais l’absolue autonomie et indépendance vis-à-vis des intérêts, respectables eux aussi, des autres membres du corps social. » P. Six, art. Prix, Juste prix, dans Dict. prat. des conn. relig., t. v, col. 805. L’estimation commune sera donc le grand régulateur des prix au point de vue social. « Sous cette expression devenue banale, la philosophie morale de nos grands docteurs du Moyen Age et du xviie siècle a exprimé une pensée riche, solide, éminemment moderne aussi. C’est l’évaluation commune qui fixe le juste prix ; ce n’est donc pas l’évaluation personnelle du plus fort des contractants, ni l’évaluation ramenée au niveau des intérêts individuels… ; elle concentre et résume la pensée du producteur et du consommateur, la pensée de l’intermédiaire, le commerçant, la pensée du riche comme de l’indigent ; elle s’affranchit des intérêts de classe, elle associe les voix de tous les intéressés ; elle parle au nom de tous et pour le bien de tous. » P. Desbuquois, Semaine sociale de Saint-Etienne, 1911.

Mais il faut que cette pensée commune prenne corps dans une autorité sociale concrète, chargée de veiller à ce qu’on n’abuse pas des désirs ou des nécessités de l’acheteur. Cette autorité sociale, en temps de crise, peut être, on l’a vii, l’autorité même de l’État. Mais, en temps normal, il semble que l’autorité sociale la plus qualifiée soit celle d’une organisation corporative, au besoin secondée par la loi. Pie XII l’a rappelé naguère dans sa lettre à M. Flory, à l’occasion de la Semaine sociale de Strasbourg (10 juillet 1946). Cf. Documentation catholique, 18 août 1946, p. 867-870.

Le corporatisme, en effet, est pleinement conforme aux principes chrétiens. C’est le système économique selon lequel les membres d’une même profession se groupent en vue de la défense des intérêts professionnels dans un seul organisme, la corporation. Cette entente corporative fixe le plan général de la production, réglemente d’un commun accord tout ce qui a trait au travail, à la rétribution du travail et du capital. La corporation unit, dans l’intérêt commun, patrons et ouvriers, employeurs et salariés, producteurs et intermédiaires, de la même profession. Les décisions sont prises en commun, dans l’intérêt commun, en vue de la prospérité commune : « Le corps social, dit Pie XI, ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent. Or, ce principe d’union se trouve ; — et pour chaque profession, dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent ; — et pour l’ensemble des professions, dans le bien commun auquel elles doivent, toutes et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts… » Encycl. Quadragesimo anno.

De tels groupements sont bien qualifiés pour imposer aux transactions commerciales 1’ « estimation commune » du prix normal des denrées. Toutefois, dans la fixation de ce prix, l’autorité de la corporation devra s’efforcer de tenir compte du bien général de la société tout autant que des intérêts de la corporation elle-même. Il pourrait y avoir, en effet, un égoïsme collectif plus dangereux que l’égoïsme individuel, précisément parce qu’il est plus puissant. Aussi Pie XI demande que « l’activité collective s’oriente toujours vers.le bien commun de la société. » L’élément moral doit ici intervenir, avec toute la force que peuvent lui donner, au point de vue naturel, la notion de la solidarité humaine, au point de vue surnaturel, les liens de charité qui doivent unir tous les membres du corps mystique de Jésus-Christ.