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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/651

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VEUILLOT (LOUIS). L’INFLUENCE


Cette influence considérable sur qui s’est-elle particulièrement exercée ? a-t-elle été heureuse, a-t-elle été regrettable ? sur quels sujets a-t-elle porté ? Autant de questions auxquelles il faut brièvement répondre pour terminer.

1. La clientèle de Veuillot.

On notera d’abord que l’action de Veuillot s’est exercée beaucoup moins sur les laïques que sur le clergé et plus précisément sur le clergé du second ordre, sur le clergé rural. Les hauts dignitaires ecclésiastiques, à quelques exceptions près, ne lui ont jamais été tout à fait acquis. Ceux-là même qui étaient inféodés aux idées de Y Univers, ne dissimulaient pas toujours l’ennui que leur causaient telles incartades du publiciste ; les évêques se réservaient, les vicaires généraux, chanoines, curés de grandes paroisses, directeurs de collèges ou de séminaires étaient parfois réticents. Parmi les ordres religieux, on demeurait aussi sur la réserve ; en dépit des services que l’Univers leur avait rendus, les jésuites, et le P. de Ravignan en tète, regardaient du côté de ce journal avec plus d’appréhension que de confiance ; chez les dominicains l’influence de Lacordaire retardait les adhésions ; ce n’était guère que dans les ordres ou les congrégations plus populaires que le ralliement était unanime. On peut dire, par contre, que l’ensemble du clergé rural lui était passionnément dévoué. Aussi bien, « tout ce qu’ils détestaient eux-mêmes — et ne mettons pas en dernière ligne l’omnipotence des évêques — Louis Veuillot le combattait ; toutes les tyrannies, petites et grandes (laïques ou ecclésiastiques ) qu’ils avaient subies sans oser les secouer, il les terrassait sous le ridicule et le mépris. Il les fournissait d’esprit, d’arguments, de littérature, de théologie et avec une générosité qui ne comptait pas… Et chez lui, ils retrouvaient le langage populaire qu’ils aimaient ; point de ces distinctions qui leur échappaient…, quelque chose de démocratique et de dévot, de virulent, de grossier même et avec cela des élans de foi qui les ravissaient. » P. de la Gorce, op. cit., t. ii, p. 157. Dans l’isolement de leurs presbytères, ils savouraient à loisir la feuille, que de réels sacrifices d’argent leur permettaient de tirer ou que la générosité d’un confrère plus riche leur faisait tenir, fût-ce avec quelque retard. Dans leurs réunions fraternelles, c’était encore V Univers qui les fournissait de sujets de conversation, et de thèmes à discussion !

Cette emprise sur les intelligences et les consciences ecclésiastiques n’allait pas sans quelque inconvénient. On sait l’effet que produit à la longue sur des esprits plus ou moins désarmés la lecture quotidienne d’un journal unique. Volontiers, dans ce clergé de campagne, on se modelait sur le maître et nous avons dit que tout n’était pas admirable, encore moins imitable, dans la « manière de Veuillot ». « Le résultat était extraordinaire et tel que l’âme saine et droite du grand pamphlétaire l’eût répudié. Des hommes excellents, réservés par piété, paisibles par nature et par état, modestes par ignorance du monde et de la vie, dépouillaient leur caractère et se revêtaient de violence… Ainsi se formait dans les cures de campagne, dans certains séminaires, dans certains groupes catholiques, une école audacieuse, quoiqu’au fond peu sûre d’elle-même, arrogante et inexpérimentée, intolérante de langage bien plus que de cœur, hautaine et insuffisante, maudissant en bloc et le siècle et les contemporains. » P. de la Gorce, ibid’, p. 159. Il nous souvient d’avoir entendu, dans notre adolescence, de ces jugements inspirés par les principes les plus purs de Veuillot : appréciations hautaines et irréfragables des événements et des hommes, jugements sur les faits historiques sans aucune base dans

la réalité, prédictions inspirées par fies vues toutes à priori et dépourvues de toute vraisemblance, exclusives catégoriques portées sur telle institution, telle initiative, telle feuille publique, défiance totale à l’endroit de tout progrès, scientifique, social, moral. Et le plus triste, en tout cela, c’était I’anathi jeté à tous ceux qui ne pensaient pas comme les catholiques, c’était ce partage, anticipé avant le jugement dernier, de l’humanité en bons et en méchants, c’était la supposition chez tous les adversaires d’intentions perfides, c’était l’exclusion de la bonne foi. Cet état d’esprit, si nuisible à l’apostolat conquérant, était le fait pourtant de prêtres excellents, charitables, préoccupés au plus haut point du salut des âmes ! Qui ne reconnaîtrait en ces conséquences une part de responsabilité pour le rédacteur de Y Univers. Certes, il est venu après cette feuille, d’autres où le même esprit se serait reconnu. Mais, outre qu’elles n’avaient pas le monopole de fait de l’Univers, outre qu’elles étaient fréquemment en lutte les unes contre les autres, elles n’eurent jamais, pour les animer, le redoutable talent de Louis Veuillot.

2. Domaines où elle s’est exercée.

Tout ne fut donc pas bénéfice dans l’influence exercée par Veuillot ; avec d’autres, il est responsable de la naissance, en notre pays, de cet esprit « clérical » qui nous a fait peut-être autant de mal que de bien. Lorsque Gambetta lançait le cri de guerre : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », il cherchait à leurrer l’opinion. Ce qu’il visait, en fin de compte, c’était moins le cléricalisme, au sens vrai du mot, que l’idéal religieux dont il voulait éliminer l’influence. Mais n’est-il pas vrai que les catholiques auraient pu lui retirer cette arme désuète, s’ils n’avaient pas adopté, sans aucune restriction, les modes de combat, voire la phraséologie et les idées de l’Univers ?

Qu’est-il resté, en fin de compte, d’une action dont on ne saurait minimiser l’importance ? Quelques résultats de premier ordre furent acquis : le plus considérable est, à coup sûr, l’élimination définitive de tout ce qui, de près ou de loin, touchait au gallicanisme. Dans le pays qui avait fourni le nom à la doctrine, le gallicanisme est devenu chose totalement inconnue. Les tendances, même légitimes, qui pouvaient s’inspirer de la vieille doctrine de Gerson et de Bossuet ont été si complètement éliminées qu’on étonnerait bien des esprits en leur expliquant ce qu’elles renferment de juste et que l’on en aurait pu conserver. N’insistons pas sur le véritable carnage qui a dévasté la liturgie gallicane. Entreprise trop précipitamment, par des gens de compétence discutable, la réforme a fait disparaître, avec des parties qu’il n’y a pas à regretter, des cérémonies, des pièces liturgiques, qui avaient droit au respect et dont la conservation, d’ailleurs, était conforme au texte et plus encore à l’esprit du concile de Trente. Cette uniformisation, oserait-on dire cette « standardisation », de la liturgie dont Veuillot a été un des grands artisans ne nous apparaît donc pas comme le plus beau titre de gloire du publiciste.

Laissons également de côté la progression constante d’une centralisation ecclésiastique, qui n’a pas que des avantages. Veuillot s’est représenté souvent comme le défenseur du droit canonique contre l’arbitraire des curies épiscopales, c’était un moyen de flatter le clergé inférieur quelquefois brimé par des évêques un peu autoritaires. Mais toute médaille a son revers ; le droit canonique — il n’était pas encore codifié à l’époque de Veuillot — règle sans doute les droits et les devoirs des évêques, il fixe aussi, et de manière fort précise, les droits et les devoirs des curés. Les petits bouleversements successifs que son introduction amène aujourd’hui encore