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RERNARD (SAINT)

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frappent, dos ténèbres que l’on palpe, la confusion des pécheurs, le bruit des chaînes et la face horrible des démons. » Et ce qui est plus grave, ces tourments n’auront pas de tin. Le purgatoire est aussi un lieu de souffrances, mais q.ui n’auront qu’un temps et que nos gémissements, nos soupirs, nos intercessions et nos satisfactions peuvent abréger. Le ciel est un lieu de volupté, de splendeur, de joie, d’abondance, de paix, d’admiration, de satiété, de vision « où l’on voit la grande vi-ion…. où la sagesse resplendira sans ignorance, la mémoire sans oubli, l’intelligence sans erreur, et la raison sans obscurité » , etc.

État des âmes saintes dépouillées de leur corps, en attendant le jugement dernier.

Cette question a sollicité plus particulièrement l’attention de l’abbé de Clairvaux. Sa réponse se lit dans trois sermons sur la fête de tous les saints, et dans son IVe sermon pour la dédicace d’une église, P. L., t. lxxxiii, col. 526 sq.

Le saint docteur déclare qu’il traite la question après mûre réflexion, sans préjudice toutefois d’une opinion meilleure dont on pourrait se prévaloir si l’on en avait reçu révélation : sine præjudicio sane, si cui forte aliter f’uerit révelatum. Néanmoins il estime que son sentiment est le vrai. De sanctis, serm. iv, n. 1, 2. Et il expose sa théorie sous quatre chefs : 1. Les âmes saintes, une fois dépouillées de leur corps, sont reçues dans le ciel, et admises dans la compagnie des anges. De sanctis, serm. iv, n. 1 ; Serm., ii, de S. Malachia, n. 5. —2. Ces âmes habitent dans « une grande lumière » , in lucc multa. De sanctis, serm. iv, n. 1. Elles sont « plongées dans une mer immense d’éternelle lumière et de lumineuse éternité » . De diligendo Deo, c. xi, n. 30. — 3. Elles voient l’humanité du Christ, De sanctis, serm. IV, n. 2, mais non sa divinité : cette faveur ne leur sera accordée qu’après la résurrection. En « attendant, les saints reposent heureusement sous l’autel, c’est-à-dire sous l’humanité du Christ, que les anges eux-mêmes désirent contempler de près » . Plus tard ils seront placés sur l’autel ; ils auront la pleine vision et la pleine contemplation de la divinité, lbid., n. 2. — 4. Cependant « ils se réjouissent dans l’Esprit-Saint, et au fond du coeur ils ont une grande joie, mais une joie imparfaite » , non plenam. De sanctis, serm. H, n. 4. Le désir qu’ils ont de reprendre leurs corps leur fait une sorte de ride, et les empêche de se précipiter librement vers Dieu de toute la force de leur affection. Adeo siquidem viget in eis desiderium hoc naturale, ut necdum tota eorum a/jectio libère pcrgat in Dcum : sed contrahatur quodam modo, et rugam facial, dura inclinantur desiderio ejus. De sanctis, serm. ni, n. 2 ; et. De diligendo Deo, c. XI, n. 30.

On s’est demandé si c’était bien là le dernier mot de l’abbé de Clairvaux sur la question, et Mabilloc a quelque peine à le croire. P. L., t. ci.xxxiii, col. 20-22. Il rappelle qu’en d’autres écrits Bernard semble accorder aux âmes des justes une félicité plus parfaite. Dans un de ses sermons sur saint Malachie, Serm., ii, n. 5, Bernard ne compare-t-il pas la gloire de son ami à celle des anges, pari cum angelis gloria et felicitate ? El décrivant l’entrée de saint Victor au ciel, cœlos irigressus, ne le rnontre-t-il pas « contemplant sans voile la gloire de Dieu, bienheureuse vision qui le transforme en une même image, de clarté en clarté, sous l’influence de l’Esprit du Seigneur » ? Serm., ii, de S. Vietore, n. 4. Enfin, dans un sermon De divertis, serm. xix, n. 3, expliquant les prérogatives des bienheureux : « Ils puisent, dit-il, l’eau dans la joie aux sources du Sauveur, et ils contemplent à l’œil nu, si je puis m’exprimer ainsi, l’essence de la divinité, sans être déçus par aucune représentation des fantômes corporels. » Comment concilier ce langage avec la théorie que nous avons exposée ? L’abbé de Clairvaux s’est-il contredit ou s’est-il rétracté ?

Nous ne croyons pas à une contradiction formelle ni à une rétractation. Dans ses sermons sur saint Malachie et saint Victor, Bernard parle d’une façon oratoire et n’a pas l’intention de préciser dogmatiquement le sort de ses héros. Le sermon xix De cliversis traite du bonheur du ciel en général, et n’aborde pas la question particulière de l’état des âmes qui attendent la résurrection. Il ne faudrait donc pas en tirer une conséquence qui n’est pas dans la pensée de l’auteur. Du reste le traité De consideratione est l’un des derniers ouvrages de l’abbé de Clairvaux ; le livre V n’est pas antérieur à l’année 1152 : or Bernard y fait allusion à la théorie exposée dans les sermons De sanctis, et il ne la désavoue pas. Son âme s’élève par la pensée « jusqu’aux demeures lumineuses, elle scrute curieusement dans les profondeurs du sein d’Abraham, et sous l’autel, quelle qu’en soit la nature, elle visite les âmes des martyrs qui, dans leur première étole, attendent là très patiemment la seconde » , c’est-à-dire la perfection de leur félicité : sub altari, quodeumque illud est, martyrum revisere animas, in prima stola secundam patieutissime expectantes. De consideratione, 1. V, c. iv, n. 9.

Il ne faudrait pas que cette théorie surprit trop le lecteur. On sait que Bernard se nourrissait de saint Ambroise et de saint Augustin. Or ces deux docteurs s’étaient montrés assez flottants dans leur enseignement eschalologique. Saint Ambroise enseignait, sur la foi du IVe livre d’Esdras. que, pendant tout le cours de la vie présente, les âmes attendent dans un endroit spécial les récompenses ou les châtiments qu’elles ont mérités : Scriptura habitacula illa animarum promptuaria nuncupavit. .. Ergo dum expectatur plenitudo temporis, expectant anima : remunerationem débitant. De bono mortis, 45-48. Cf. Tunnel, L’eschatologie sur la fin du 7 V’siècle, dans la Revue d’hist. et de littérat. religieuses, 1900, t. v, p. 97. Augustin accorde aussi une réelle béatitude aux âmes des justes, mais une béatitude inférieure à celle qui leur est réservée après le jugement dernier. Le sein d’Abraham sera pour elles, comme pour le pauvre Lazare, un lieu de repos provisoire : Poit hanc vitam nondum eris ubi erunt sancti quibus dicetur : Venite, benedicti… Nondmn eris, guis nescil" ? Sed jam poteris ibi esse, id)i illum quemdam ulcerosum pauperem dires ille superbus… l’iilit a longe requiescentem. In Ps. xxxvi, serm. i, n. 18. Cl. Enehiridion, c. xxix, et Turmel, Histoire de rangélologie, dans la Revue cilée, 1889, t. IV, p. 539, note 2. Voir t. i, col. 2447. Comme Augustin, l’abbé de Clairvaux aperçoit les âmes saintes dans « le sein d’Abraham » , et pour confirmer son opinion, il apporte le texte de saint Jean, sub altari, Apoc, VI, 9, qu’il interprète dans le même sens. Voir col. 690.

V. CARACTÈRE DE LA DOCTRINE DE SAINT BERNARD ET INFLUENCE QU’ELLE EXERÇA SUR LES AGES SUIVANTS.

Malgré le dédain qu’il professe pour les hautes spéculations théologiques, Bernard est un théologien très averti et très profond. Si les vaines querelles de l’école lui échappent, la vraie métaphysique n’a pas pour lui de secrets. Il n’y entre pas par degrés, après un-long circuit de raisonnements, comme dans un labyrinthe ténébreux, à la manière des dialecticiens de profession qui trop souvent s’égarent en tâtonnant : il s’y élève d’une envolée, il y pénètre par intuition, grâce à la sûreté de son sens théologique. D’un mot il éclaire les questions, et les plus habiles s’étonnent de le voir résoudre en se jouant des difficultés sur lesquelles ils ont pâli durant de longues années.

Mais il est rare qu’il se livre aux spéculations qui ne doivent pas exercer une influence réelle sur la vie pratique. Deux écoles se partageaient les esprits, quand il entreprit d’écrire et d’enseigner : l’une qui avait le souci de conserver le caractère traditionnel et qui prit avec les maîtres de Saint-Victor un caractère mystique ; l’autre plus portée aux spéculations abstraites, à la critique des