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BERNARD (SAINT)

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idées et des textes, et d’où sortit, avec Abélard, la scolastique : on devine aisément laquelle eut les préférences de l’abbé de Clairvaux. L’aversion qu’il témoignait pour les disputes, trop souvent stériles, de l’école, lui a même valu le reproche de décrier la science. Il y répondit en affirmant que, s’il méprisait la science de ceux qui veulent savoir uniquement pour savoir, ou pour faire montre de leur science, ou pour en trafiquer, il estimait infiniment ceux qui cultivent la science pour des motifs plus nobles. « Il y en a, dit-il, qui veulent savoir pour édifier autrui, et c’est charité ; comme il en est qui veulent savoir pour s’édifier eux-mêmes, et c’est prudence. Ceux-là connaissent vraiment le prix de la science et savent en user. » In Cantica. serm. xxxvi, n. 3. Ce que Bernard apprécie, en effet, chez un théologien, c’est moins l’étendue de l’érudition et les fines déductions de la dialectique, que l’amour des âmes et la science de la vie chrétienne. « Que m’importe la philosophie ? s’écriait-il un jour. Mes maîtres sont les apôtres ; ils ne m’ont pas appris à lire Platon et à démêler les subtilités d’AF-istote… mais ils n’ont appris à vivre. Et croyez-moi, ce n’est pas là une petite science. » Serm., i, in festo SS. Pétri et Pauli, n. 3 ; cf. Serm., iii, in Pentecosten, n. 5. C’est dans l’étude et dans l’enseignement de cette science que l’abbé de Clairvaux se complaît et excelle.

Outre un zèle ardent pour l’orthodoxie, ses ouvrages respirent la vie, la piété, l’amour de Dieu et des âmes. Leur caractéristique est l’onction, c’est-à-dire ce je ne sais quoi de doux, de fort et de tendre à la fois, qui trempe le style, le rend suave et le fait pénétrer jusqu’aux profondeurs de l’âme, à la manière de la grâce divine. Bernard possède au plus haut degré ce merveilleux secret. De là le titre de Doctor mellifluus qu’on lui donnait couramment au xve siècle et qui est resté attaché à son nom, comme celui i’Angelicus au nom de saint Thomas d’Aquin et celui de Seraphicus à saint Bonaventure. Fénelon a paraphrasé ce titre dans son Panégyrique de saint Bernard, lorsqu’il loue ainsi ses ouvrages : « Doux et tendres écrits, tirés et tissus du Saint-Esprit même, précieux monument dont il a enrichi l’Église, rien ne pourra vous effacer ; et la suite des siècles, loin de vous obscurcir, tirera de vous sa lumière. Vous vivrez à jamais, et Bernard vivra aussi en vous. » Bernard, en effet, pour parler comme Benoit XIV, est de ceux qui non seulement ont enseigné dans l’Église, mais encore ont enseigné l’Église.

Et d’abord Bernard est devenu par ses ouvrages l’organe officiel de la prière publique. L’Église, confiante en sa doctrine, lui a emprunté de nombreuses pages pour en composer les leçons du sanctoral dans le bréviaire. « Qui suis-je, écrivait-il modestement à l’abbé de Montiéramey, qui lui demandait un office de saint Victor, qui suis-je pour qu’on lise ma prose dans les églises ? » En dépit de son humilité, ses écrits sont une mine que les liturgistes ont largement exploitée. Les pages qu’il a consacrées à saint Joseph dans sa deuxième homélie sur les paroles Missus est, n. 16, se récitent aujourd’hui dans la solennité du 19 mars. Les leçons du second nocturne du bel office de Notre-Dame des Sept-Douleurs sont pareillement tirées de ses homélies, Sermo in dominica infra octavam Assumplionis, n. 1415. La fête des Saints-Anges, au 2 octobre, nous offre un extrait de l’un de ses sermons sur le psaume Qui habitat, serm. xii, n. 4, 6-8, etc. Bref, la plupart des fêtes modernes sont tributaires de ses œuvres.

Alexandre III et Innocent III, en préconisant la force et la pureté de la doctrine de l’abbé de Clairvaux, cf. Migne, P. L., t. clxxxv, col. 622, 625, avaient donné le signal de l’admiration que la postérité devait lui témoigner. Il était réservé à saint Bernard de clore cette glorieuse liste des Pères de l’Église qui commence aux premiers jours du christianisme et qui, continuée presque sans interruption pendant plus de six cents ans, porte des noms illustres, tels que ceux de saint Augustin, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand, etc. Aux yeux des meilleurs juges, il ne devait en rien céder à ceux qu’il s’était choisis pour maîtres et pour modèles. « Le dernier des Pères, il est aussi grand que les plus grands d’entre eux, » ultimus inter Patres primis cerle non impar, a écrit Mabillon. Bernardi Opéra, Prsefat. generalis, n. xxiii, P. L., t. clxxxii, col. 26.

Placé aux confins de deux âges, à la limite des temps anciens et des temps modernes, l’abbé de Clairvaux clôt le passé, dont il recueille l’enseignement traditionnel, et ouvre l’avenir auquel il le transmet. A partir du XIIIe siècle les professeurs des écoles, les orateurs, les écrivains mystiques relèvent de lui, plus que de tous les autres Pères grecs ou latins, saint Augustin excepté. Les hérétiques eux-mêmes, un Luther et un Calvin, non moins que les catholiques, un saint Thomas d’Aquin ou un Gerson, se font gloire de feuilleter ses écrits et de demeurer fidèles à sa doctrine. Il est un auteur surtout, le plus illustre des anonymes, qui porte au moyen âge la manifeste empreinte de la pensée et du style des sermons sur le Cantique des Cantiques et du Traité de l’humilité. Saint Bernard a tant fourni au texte de l’Imitation de Jésus-Christ, dit un critique, qu’on a pu sans trop d’invraisemblance lui attribuer la paternité de l’ouvrage. C’est à lui notamment que le pieux inconnu emprunte les beaux mots qui servent pour ainsi dire d’épigraphe à son livre et qui en résument toute la doctrine : Ama nesciri. De imitatione Christ i, 1. I, c. il ; Bernard, Serm., ni, in nalivitate Domini, c. il, P. L., t. clxxxiii, col. 123. En général, le plagiat est moins manifeste, les ressouvenirs sont moins frappants, parce qu’ils sont moins textuels. Mais il serait aisé de retrouver, délicatement fondus dans la trame des chapitres, les fils d’or qu’une main habile a tirés des écrits du grand abbé de Clairvaux, cf. Vacandard, Vie de saint Bernard, l r « édit., t. ii, p. 538, note 2 : ce qui a fait dire, non sans une légère exagération, à un controversiste érudit, après la lecture de ses ouvrages : « L’Imitation ne m’a plus semblé être que la reproduction et l’analyse des écrits de saint Bernard. »

Ce qui est incontestable, c’est que certains écrits de l’abbé de Clairvaux ont fait, presque à l’égal du livre de l’Imitation de Jésus-Christ, les délices et l’aliment delà piété chrétienne. Et prises dans leur ensemble, ses œuvres ont eu une vogue vraiment extraordinaire. Une simple statistique de librairie suffirait pour le démontrer. Si l’on excepte les quatre grands docteurs de l’Église latine, Bernard est, de tous les Pères, celui dont les ouvrages ont été le plus souvent transcrits au moyen âge. Avec l’invention de l’imprimerie, une nouvelle fortune commence pour ses écrits. On en compte plus de quatrevingts éditions avant le commencement du xvie siècle (j’entends d’éditions partielles, car les éditions complètes sont postérieures à 1500). Le XIXe siècle atteignit le chiffre vraiment extraordinaire d’environ cinq cents éditions. Toutes les nations de l’Europe, à des degrés divers, ont contribué au succès de cette entreprise. La France marche en tête avec environ deux cents éditions des œuvres de son illustre enfant ; l’Allemagne la suit de près ; puis viennent l’Italie avec plus de quatre-vingts éditions, la Belgique-Hollande avec plus de vingt ; le reste se répartit entre l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la Suède et les peuples slaves. Cf. Janauschek, Bibliographia Bernardina. Lorsque Pie VIII eut conféré à saint Bernard le titre officiel de docteur de l’Église (1830), cf. P. L., t. CLXXXV, col. 1544-1548, il semble que le mouvement qui portait les esprits vers les ouvrages du dernier des Pères se soit encore accru, et rien ne l’ait prévoir que ce mouvement doive se ralentir jamais.

Léopold Janauschek, Bibliographia Bernardina qua sancti Bernardi primi abbatis Claravallensis operum cum omnium