579 LIBÉRALISME CATHOLIQUE. LUTTES D’IDÉES SOLS PIE IX
580
changement date du jour où elle a fait sien le programme de la liberté en Belgique, en Irlande, en Allemagne, comme en France après 1830. Que les catholiques demeurent donc fidèles à la liberté ; non,
sans doute, à la liberté sans limites qui confine à l’anarchie, mais « à la liberté réglée, ordonnée, tempérée, à la liberté honnête et modérée, qui, bien loin d’être hostile à l’autorité, ne peut coexister qu’avec elle ». Entre toutes les formes de gouvernement « possibles dans l’état actuel des mœurs et des institutions de l’Europe », la forme représentative est encore la meilleure pour l’Église. Rien ne lui serait plus funeste qu’une entente avec le despotisme : « elle commence par être dupe ; elle prend peu à peu des airs de complice ; elle finit toujours par être victime. » Avec les gouvernements constitutionnels, au contraire, l’Église a « ce qui vaut mille fois mieux que le pouvoir, des droits », et les catholiques y sont appelés à l’effort qui assure le succès. Que certains catholiques prennent garde ! « Ils ont trouvé un maître qui leur veut du bien, et ils semblent se confier en aveugle à la faveur de ce maître et à la durée de cette faveur. » Mais « la cause de l’absolutisme est une cause perdue ». Que faire alors ? « Entre une opposition systématique et une soumission sans dignité, garder une attitude réservée et indépendante. » Et il terminait son livre par cette pensée qui le rattachait bien à l’Avenir. « La Révolution n’a été permise que pour assurer à l’Église un incomparable triomphe. L’esprit révolutionnaire, qui est le péché originel dans la vie politique, n’aura abouti qu’à faire éclater le glorieux mystère de la rédemption sociale du mpnde par l’Église. La Révolution a cru tout lui ôter ; elle lui a tout donné, en lui rendant la liberté, seul bien qui lui reste et qui lui seul suffit pour récupérer et remplacer tous les autres. »
Montalembert envoya sa brochure à tous les évêques. La plupart se dérobèrent, tout prêts à s’entendre avec un pouvoir qui ne leur ménageait pas sa protection, et, d’ailleurs, acceptant l’impulsion de l’Univers. Or ce journal ne ménagea pas ses critiques à la brochure et à son auteur, novembre 1852. « C’est une Marseillaise parlementaire », dira Veuillot de la brochure. Son auteur obéit à la rancune de n’être plus rien. Ce qu’il conseille à l’Église, c’est de se placer sur un terrain où elle n’est plus l’Église catholique mais un parti, où elle cache ses principes, abandonne ses droits. De l’autre côté des Alpes, la Civiltà cattolica, que vient de fonder Pie IX contre les erreurs modernes, et que dirige le jésuite Curci, fait écho. Puis, à l’idéal libéral et parlementaire de Montalembert, Veuillot oppose le sien. Cf. en particulier les articles des 17 et 18 novembre, dans l’Univers, intitulés : De ta Hébert sous l’absolutisme. Cet idéal, c’est le règne de l’autorité dans l’État comme dans l’Église Le meilleur gouvernement est celui qui commande en maître : les grands intérêts ne sauraient être livrés aux discussions du peuple. Les souverains ne sont responsables que devant Dieu ; leur pouvoir n’a d’autres limites que celles des autres pouvoirs qui se sont développés dans la société, l’autorité paternelle, par exemple, et l’autorité de l’Église. Il faut évidemment que se renouvelle cette alliance de l’Église et de l’État, cette fusion de l’Église dans l’État, de l’État dans l’Église, cette unité d’action entre les deux puissances vers un but commun qu’a connue l’Ancien Régime. Que l’on ne parle pas de droit commun pour l’Église ; elle seule a droit à la liberté en vertu de son droit propre ; liberté pour elle, c’est indépendance et souveraineté. Veuillot n’accepte donc ni la liberté illimitée de la presse, ni celle de la parole : l’erreur n’a pas de droit en face de la vérité ; la liberté de conscience, il ne l’accepte pas en principe ; enfin, à la liberté d’enseignement il préfère le monopole, à la condition que l’Église l’exerce de concert avec l’État.
I.es deux conceptions s’opposent bien nettement. Ici. l’État et la société se soumettent à l’Église souveraine ; là, au contraire, l’Église s’adapte à la société, elle fait aussi des concessions qui peuvent se solder en sacrifices. Il est vrai que les libéraux catholiques reprochaient à leurs adversaires de rêver l’impossible, de conduire l’Église à la défaite et au déshonneur, et, dans le cas présent, d’être dupes. Le 5 mai 1852, Montalembert écrivait au hollandais Cramer, rédacteur en chef du Tidj d’Amsterdam, qui avait repris l’idée déjà émise au temps de V Avenir, d’une entente entre les principaux journaux catholiques d’Europe pour la défense des intérêts religieux : « U Univers engage tout ce qu’il peut entraîner de catholiques dans un sens diamétralement opposé à celui où les catholiques de France et de l’Europe entière ont trouvé la force de lutter et de vaincre depuis vingt-cinq ans… Il ne rêve plus que le pouvoir absolu s’appuyant sur l’Église. Quant à moi, je suis énergiquement résolu à ne pas suivre cette voie fatale qui a déjà conduit le clergé et les intérêts catholiques au bord de l’abîme sous la Restauration… Je ne veux pas faire dire aux adversaires de l’Église que les catholiques ne réclament la liberté que là où ils sont les plus faibles, avec la secrète intention de la détruire quand ils seront les plus forts. » Cité par Lecanuet, op. cit., t. m p. 67, 68.
Dans ses Mémoires, le duc de Rroglie, autre chef du libéralisme catholique, écrit : « Après avoir, pendant dix-huit ans, demandé la liberté et protesté qu’on ne voulait qu’elle, après avoir obtenu par cette voie gain de cause, tout à la fois devant l’opinion et dans la législation, changer de langage parce qu’on pouvait concevoir l’espérance de trouver auprès d’un pouvoir nouveau une ombre de faveur, c’était à la fois le comble de la honte et de l’imprudence. Puis ce pouvoir ne méritait aucune confiance. Les catholiques en devaient être pour la courte honte de leur apostasie, et, s’ils venaient de nouveau à invoquer la liberté, on leur reprocherait aussitôt ce double jeu. » Duc de Broglie, Mémoires (1851-1860). Le groupe et l’action du « Correspondant », dans Correspondant du 10 juillet 1925, p. 17 sq.
A partir de ce moment, le libéralisme catholique s’opposera au catholicisme intransigeant, alors que, précédemment, il s’opposait au libéralisme voltairien et au gallicanisme. Il a passé jusqu’ici pour ultramontain ; il va le paraître moins et même passer pour gallican, malgré l’attitude de ses porte-paroles dans la question du pouvoir temporel. L’ultramontanismc intégral sera représenté par Veuillot et l’Univers. Cela tient, d’abord, à ce que le libéralisme catholique qui représente une coalition, plus qu’une fusion, a vu venir à lui, par opposition aux ultramontains intransigeants, des gallicans comme Sibour qui avait fondé le Moniteur et l’avait confié à son vicaire général Darboy pour combattre l’Univers. Les libéraux ont du reste une réelle sympathie pour un certain gallicanisme : « Le gallicanisme ancien est une vieillerie, écrit l’auteur de la Lettre sur le Saint-Siège, à Montalembert, en 1847 ; mais le gallicanisme, qui consiste à redouter un pouvoir sans limites, s’étendant par tout l’univers sur deux cent millions d’intelligences, est un gallicanisme très vivant, parce qu’il est fondé sur un instinct naturel et même chrétien. » Cité par Spuller, op. cit., p. 137. Puis, par le fait même que le libéralisme catholique est en conflit avec l’Univers qui soutient les droits de l’Église, absolument, sans conditions, et que lui-même attend de l’Église des concessions, il paraît moins dévoué à sa cause et à son chef. « Il s’agissait de savoir, dira Eugène Veuillot, si les catholiques français s’affermiraient dans les doctrines romaines ou rentreraient obliquement par le libéralisme religieux, aidé des passions politiques, dans le