Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/176

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

avais achetés en Allemagne, et les voici encore aussi bons et avec une détente aussi parfaite que dans ce temps-là. C’était bien assez d’avoir fait tuer le pauvre petit cheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que je le suis à Tours en Touraine ; fallait-il encore exposer des objets précieux à passer à l’ennemi ?

Tout en faisant ces doléances, ce brave homme achevait de seller le cheval gris ; la colonne était longue à défiler, et, ralentissant ses mouvements, il fit une attention scrupuleuse à la longueur des sangles et aux ardillons de chaque boucle de la selle, se donnant par là le temps de continuer ses discours.

— Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis un peu long, c’est que je me suis foulé tant soit peu le bras en relevant M. de Thou, qui lui-même relevait monsieur le marquis pendant la grande culbute.

— Comment ! tu es venu là, vieux fou ! dit Cinq-Mars : ce n’est pas ton métier ; je t’ai dit de rester au camp.

— Oh ! quant à ce qui est de rester au camp, c’est différent, je ne sais pas rester là ; et, quand il se tire un coup de mousquet, je serais malade si je n’en voyais pas la lumière. Pour mon métier, c’est bien le mien d’avoir soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous que, si je l’avais pu, je n’aurais pas sauvé les jours de cette pauvre petite bête noire qui est là-bas dans le fossé ? Ah ! comme je l’aimais, monsieur ! un cheval qui a gagné trois prix de course dans sa vie ! Quand j’y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous ceux qui savaient l’aimer comme moi. Il ne se laissait donner l’avoine que par son Grandchamp, et il me caressait avec sa tête dans ce moment-là ; et la preuve, c’est le bout de l’oreille gauche qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre ami ; mais ce n’était pas qu’il voulût me faire du mal, au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de