Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/177

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colère quand un autre l’approchait ; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, ce bon animal ; je l’aimais tant ! Aussi, quand il est tombé, je le soutenais d’une main, M. de Locmaria de l’autre. J’ai bien cru d’abord que lui et ce monsieur allaient se relever ; mais malheureusement il n’y en a qu’un qui soit revenu en vie, et c’était celui que je connaissais le moins. Vous avez l’air d’en rire, de ce que je dis sur votre cheval, monsieur ; mais vous oubliez qu’en temps de guerre le cheval est l’âme du cavalier, oui, monsieur, son âme ; car, qui est-ce qui épouvante l’infanterie ? c’est le cheval. Ce n’est certainement pas l’homme qui, une fois lancé, n’y fait guère plus qu’une botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des actions qu’on admire ? c’est encore le cheval ! Et quelquefois son maître voudrait être bien loin, qu’il se trouve malgré lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n’y gagne que des coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course ? c’est le cheval, qui ne soupe guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis que son maître met l’or dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de tous les seigneurs comme s’il avait couru lui-même. Qui est-ce qui chasse le chevreuil et qui n’en met pas un pauvre petit morceau sous sa dent ? c’est encore le cheval ! tandis qu’il arrive quelquefois qu’on le mange lui-même, ce pauvre animal ; et, dans une campagne avec M. le maréchal, il m’est arrivé… Mais qu’avez-vous donc, monsieur le marquis ? vous pâlissez…

— Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mouchoir, une courroie, ou ce que tu voudras, car j’y sens une douleur brûlante ; je ne sais ce que c’est.

— Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait bien être quelque balle ; mais le plomb est ami de l’homme.

— Il me fait cependant bien mal !