Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/183

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— Quoi ! cette égoïste passion de l’âge mûr s’est emparée de vous, à vingt ans, Henry ! L’ambition est la plus triste des espérances.

— Et cependant elle me possède à présent tout entier, car je ne vis que par elle, tout mon cœur en est pénétré.

— Ah ! Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus ! que vous étiez différent autrefois ! Je ne vous le cache pas, vous me semblez bien déchu : dans ces promenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort de Socrate faisaient couler de nos yeux des larmes d’admiration et d’envie ; lorsque, nous élevant jusqu’à l’idéal de la plus haute vertu, nous désirions pour nous dans l’avenir ces malheurs illustres, ces infortunes sublimes qui font les grands hommes ; quand nous composions pour nous des occasions imaginaires de sacrifices et de dévouement ; si la voix d’un homme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot seul d’ambition, nous aurions cru toucher un serpent…

De Thou parlait avec la chaleur de l’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars continuait à marcher sans rien répondre, et la tête dans ses mains ; après un instant de silence, il les ôta et laissa voir des yeux pleins de généreuses larmes ; il serra fortement la main de son ami et lui dit avec un accent pénétrant :

— Monsieur de Thou, vous m’avez rappelé les plus belles pensées de ma première jeunesse ; croyez que je ne suis pas déchu, mais un secret espoir me dévore que je ne puis confier même à vous : je méprise autant que vous l’ambition qui paraîtra me posséder ; la terre entière le croira, mais que m’importe la terre ? Pour vous, noble ami, promettez-moi que vous ne cesserez pas de m’estimer, quelque chose que vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sont pures comme lui.