Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/232

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pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le vrai (car j’avoue que le grand jour leur fait tort), et on n’aurait entendu que la voix du peuple : Vox populi, vox Dei. D’ailleurs, il n’y a pas tant de mal ; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche est finie ; nous ne voulions pas la mort du pécheur : Chavigny et les siens sont de braves gens que j’aime beaucoup ; s’il n’est qu’un peu blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive d’Italie.

— Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec Fournier et Ambrosio ; je vais rendre compte à Monsieur, avec Montrésor.

Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la force n’avait pu faire.

Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de grands malheurs ; personne n’y fut tué ; les cavaliers, avec quelques égratignures de plus, et quelques-uns avec leurs bourses de moins, à leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par des rues détournées ; les autres s’évadèrent, un à un, à travers la populace qu’ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient, dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que leur vin fût cuvé, et que le froid éteignît ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et véritable peuple de Paris, regardant d’un air triste et dans un morne silence ces préludes de désordre ; tandis que le corps des marchands, vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s’acheminait lentement et courageusement, à travers la populace, vers le Palais de Justice où devait s’assembler le parlement, et allait lui porter plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.