Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/249

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ce petit coffre ciselé un couteau d’une forme grossière, dont la poignée était de fer et la lame très-rouillée ; il était posé sur quelques lettres ployées avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, Anne d’Autriche l’arrêta.

— Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle ; c’est là tout le trésor de la Reine… C’en est un, car c’est le sang d’un homme qui ne vit plus, mais qui a vécu pour moi : il était le plus beau, le plus brave, le plus illustre des grands de l’Europe ; il se couvrit des diamants de la couronne d’Angleterre pour me plaire ; il fit naître une guerre sanglante et arma des flottes, qu’il commanda lui-même, pour le bonheur de combattre une fois celui qui était mon mari ; il traversa les mers pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais marché, et courut le risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit, en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus ? oui, je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime encore dans le passé plus qu’on ne peut aimer d’amour. Eh bien, il ne l’a jamais su, jamais deviné : ce visage, ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon cœur brûlait et se brisait de douleur ; mais j’étais Reine de France…

Ici Anne d’Autriche serra fortement le bras de Marie.

— Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n’as pas pu me parler d’amour ; et ose te taire quand je viens de te dire de telles choses !

— Ah ! oui, madame, j’oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes pour moi…

— Une amie, une femme, interrompit la Reine ; j’ai été femme par mon effroi, qui t’a fait savoir un secret inconnu au monde entier ; j’ai été femme, tu le vois, par un amour qui survit à l’homme que j’aimais… Parle, parle-moi, il est temps…