Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/314

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de raisonner. Je n’aurais pas tué seulement un moine ; mais je vais lui parler, moi.

Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars :

— Écoutez : quand on conspire, c’est qu’on veut la mort ou tout au moins la perte de quelqu’un… Hein ?

Et il fit une pause.

— Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu et d’accord avec le diable… Hein ?

Secundo, comme on dit à la Sorbonne, il n’en coûte pas plus, quand on est damné, de l’être pour beaucoup que pour peu… Hein ?

Ergo, il est indifférent d’en tuer mille ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre à cela.

— On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez.

— Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques, et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux hommes ; mais je n’en aurai pas moins un chagrin mortel de n’avoir pas tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en arrière, comme un cavalier au milieu d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur, continua-t-il d’un air de componction en s’adressant de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez plus ; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu’on peut tuer en cachette son ennemi, puisque l’on évite par ce moyen deux péchés : celui d’exposer sa vie, et celui de se battre en duel. C’est d’après ce grand principe consolateur que j’ai toujours agi.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur ; je pense à d’autres choses.