Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/322

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temps pour décider le jeune étranger à parler et à quitter l’embrasure de la croisée, où il semblait s’entendre fort bien avec Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil placé près de la table ; il semblait d’une santé faible, et tomba sur ce siège plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux, mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses fragments de mémoire ; ses auditeurs défiants le regardaient d’un air de hauteur ou du moins de protection ; d’autres parcouraient nonchalamment la traduction de ses vers.

Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par le cours même de son harmonieux récit ; le souffle de l’inspiration poétique l’enleva bientôt à lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du jeune évangéliste qu’inventa Raphaël, car la lumière s’y réfléchissait encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l’homme, et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un cœur simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps.

Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s’éleva après la dernière pensée. Il n’entendait pas, il ne voyait qu’à travers un nuage, il était dans le monde de sa création ; il poursuivit.

Il dit l’esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes de diamants ; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux mortels pendant sa chute ; l’obscurité visible des prisons éternelles et l’océan flamboyant où flottaient les anges déchus ; sa voix tonnante commença le discours du prince des démons : « Es-tu, disait-il, es-tu celui qu’entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés du jour ? Oh ! combien tu es déchu !… Viens avec moi… Et qu’importe ce champ de nos célestes batailles ? tout est-il perdu ? Une indomptable