Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/34

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plus tard une antichambre, quand elle ne se composera plus que des gens de la suite du roi ; les grands noms commenceront par ennoblir des charges viles ; mais, par une terrible réaction, ces charges finiront par avilir les grands noms. Étrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plus rien que par les emplois qu’elle aura reçus, et si les peuples, sur lesquels elle n’aura plus d’influence, veulent se révolter…

— Que vous êtes sinistre aujourd’hui, maréchal ! interrompit la marquise. J’espère que ni moi ni mes enfants ne verrons ces temps-là. Je ne reconnais plus votre caractère enjoué à toute cette politique ; je m’attendais à vous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien ! Henry, qu’avez-vous donc ? vous êtes bien distrait.

Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grande croisée de la salle à manger, regardait avec tristesse le magnifique paysage qu’il avait sous les yeux. Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait les sables de la Loire, les arbres et les gazons d’or et d’émeraude ; le ciel était d’azur, les flots d’un jaune transparent, les îles d’un vert plein d’éclat ; derrière leurs têtes arrondies, on voyait s’élever les grandes voiles latines des bateaux marchands comme une flotte en embuscade. — Ô nature, nature ! se disait-il, belle nature, adieu ! Bientôt mon cœur ne sera plus assez simple pour te sentir, et tu ne plairas plus qu’à mes yeux ; ce cœur est déjà brûlé par une passion profonde, et le récit des intérêts des hommes y jette un trouble inconnu : il faut donc entrer dans ce labyrinthe ; je m’y perdrai peut-être, mais pour Marie…

Se réveillant alors au mot de sa mère, et craignant de montrer un regret trop enfantin de son beau pays et de sa famille :

— Je songeais, madame, à la route que je vais prendre