Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/354

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bois sur la barrière même de la nature et de la politique ; là des traités inconnus, des échanges occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et des vents.

Ce fut dans cet étroit sentier, sur le versant de la France, qu’environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer à Paris, deux voyageurs venant d’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués et pleins d’épouvante. On entendait des coups de fusil dans la montagne.

— Les coquins ! comme ils nous ont poursuivis ! dit l’un d’eux ; je n’en puis plus ! sans vous j’étais pris.

— Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez votre temps en paroles ; voilà un second coup de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle ; ils nous croient partis par la côte du Limaçon ; mais, en bas, ils s’apercevront du contraire. Descendez. C’est une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez !

— Eh ! comment ? je n’y vois pas.

— Descendez toujours, et prenez-moi le bras.

— Soutenez-moi ; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur, s’accrochant aux pointes du roc pour s’assurer de la solidité du terrain avant d’y poser le pied.

— Allez donc, allez donc ! lui dit l’autre en le poussant ; voilà un de ces drôles qui passent sur notre tête.

En effet, l’ombre d’un homme armé d’un long fusil se dessina sur la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa ; ils continuèrent à descendre.

— Ils nous prendront ! dit celui qui soutenait l’autre, nous sommes tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin ; je porte l’habit des contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez eux ; mais vous n’auriez pas de ressource avec votre habit galonné.