Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/353

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nébuleuse ; pays nouveau qui a encore ses monts et ses profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne. Jamais le fer relevé de la mule n’a laissé sa trace dans ces détours ; l’homme peut à peine s’y tenir debout, il lui faut la chaussure de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui s’enfonce dans les fentes des rochers.

Dans les beaux mois de l’été, le pastour, vêtu de sa cape brune, et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont la laine tombante balaye le gazon. On n’entend plus dans ces lieux escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons, et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre, un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu’à leur base, et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent leur forme bizarre comme les ossements d’un monde enseveli.

C’est alors qu’on voit accourir de légers troupeaux d’isards qui, renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s’élancent de rocher en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent possession de leur désert aérien ; des volées de corbeaux et de corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels, qu’elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l’ours brun, suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas. Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants que ramène l’hiver dans ces montagnes ; le contrebandier rassuré se hasarde jusqu’à se construire une demeure de