Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/361

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— On conçoit qu’un homme comme lui, qui vit à la cour, n’aime pas avoir une nièce folle chez lui. C’est tout simple. Si j’avais continué aussi mon rôle d’homme de robe, j’en aurais fait autant en pareil cas. Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l’ai prise pour criada[1] : elle a montré plus de bon sens que je n’aurais cru, quoiqu’elle n’ait presque jamais dit qu’un seul mot, et qu’elle ait fait la délicate d’abord. À présent, elle brosse un mulet comme un garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant ; mais ça finira de manière ou d’autre. Ah çà ! ne va pas dire à Laubardemont qu’elle vit encore : il croirait que c’est par économie que je l’ai gardée pour servante.

— Comment ! est-ce qu’il est ici ? s’écria Jacques.

— Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait à fermer à demi les yeux d’un air tendre. C’est, vois-tu, la seconde affaire que j’ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts, comme tu voudras. Je l’aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici ; c’est le vin d’un luron, du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici ! L’Espagne dans la main droite, la France dans la gauche, entre l’outre et la bouteille ! La bouteille ! j’ai quitté tout pour elle !

Et il fit sauter le goulot d’une bouteille de vin blanc. Après en avoir pris de longues gorgées, il continua, tandis que l’étranger le dévorait des yeux :

— Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades, tu sais, nos bandoleros, les vrais contrabandistas.

  1. Servante.