Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/374

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Notre existence est double, mon amie : notre vie intérieure, celle de nos sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure nous domine malgré nous. On n’est jamais indépendante des hommes, et surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de sa destinée ; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que dis-je ? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggéreront de sacrifices merveilleux, il suffira d’un laquais qui viendra vous demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre existence réelle. C’est ce combat entre vos projets et votre position qui vous tue ; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites d’amers reproches.

Marie détourna la tête.

— Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie : tous les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même : le désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend que les plus sombres ermites n’ont pu se retenir de s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce besoin de l’opinion générale est un bien, en ce qu’il combat presque toujours victorieusement ce qu’il y a de déréglé dans notre imagination, et vient à l’aide des devoirs que l’on oublie trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j’espère, en reprenant son sort tel qu’il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait de la raison, la satisfaction d’un exilé qui rentre dans sa famille, d’un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée par le cauchemar. C’est ce sentiment d’un être revenu, pour