Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/380

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Monsieur, le duc de Bouillon et Fontrailles ; ils s’étaient accoutumés à parler devant lui sans crainte, et lui à les entendre sans colère. À présent les dangers de son ami l’entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible. Il souffrait dans sa conscience ; mais il suivait Cinq-Mars partout où il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle. Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de faire signe de la vouloir reprendre.

Le grand Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table entre deux flambeaux avec sa mèche allumée ; une montre pesante dans sa boîte de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d’un manteau noir, se tenait immobile, les bras croisés ; Cinq-Mars se promenait les bras derrière le dos, regardant de temps à autre l’aiguille trop lente à son gré ; il entr’ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint :

— Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n’importe ! elle est là, dans mon cœur.

— Le temps est sombre, dit de Thou.

— Dites que le temps s’avance. Il marche, mon ami, il marche ; encore vingt minutes, et tout sera fait. L’armée attend le coup de ce pistolet pour commencer.

De Thou tenait à la main un crucifix d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur la croix, tantôt au ciel.

— Voici l’heure, disait-il, d’accomplir le sacrifice ; je ne me repens pas, mais que la coupe du péché a d’amertume pour mes lèvres ! J’avais voué mes jours à l’innocence et aux travaux de l’esprit, et me voici prêt à commettre le crime et à saisir l’épée.

Mais prenant avec force la main de Cinq-Mars :

— C’est pour vous, c’est pour vous, ajouta-t-il avec