Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/414

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avez manqué de causer la mort de cent mille hommes peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit, pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut point se mêler d’agir sur les hommes, ou plutôt ce qu’il y a de plus raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi : Il est possible que l’âme n’existe pas : nous sommes les fils du hasard ; mais, relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu’il faut satisfaire.

— Je respire ! s’écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu !

Joseph poursuivit :

— Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux ; il fallait donc tout sacrifier à cette idée !

— Malheureux ! ne me confondez pas avec vous !

— C’est la vérité pure cependant, reprit le capucin ; et seulement vous voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre.

— Misérable ! c’était par amour…

— Non ! non ! non ! non !… Ce n’est point cela. Voici encore des mots ; vous l’avez cru peut-être vous-même, mais c’était pour vous ; je vous ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu’à vous-mêmes tous les deux ; vous ne vous aimiez ni l’un ni l’autre : elle ne songeait qu’à son rang, et vous à votre ambition. C’est pour s’entendre dire qu’on est parfait et se voir adorer qu’on veut être aimé, c’est encore et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu.

— Cruel serpent ! dit Cinq-Mars, n’était-ce pas assez de nous faire mourir ? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes ! quel démon t’a enseigné ton horrible analyse des cœurs !

— La haine de tout ce qui m’est supérieur, dit Joseph