Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/62

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yeux ? Ah ! ciel ! quand vous voilà à cet âge charmant où l’amitié, les tendres affections, la douce confiance, devaient vous entourer, quand tout devait vous donner une bonne opinion de votre espèce, à votre entrée dans le monde ! quel malheur ! ah ! mon Dieu ! pourquoi êtes-vous venu ?

Quand le bon abbé eut ainsi gémi en serrant affectueusement les deux mains du jeune voyageur dans ses mains rouges et ridées, son élève eut enfin le temps de lui dire :

— Mais ne devinez-vous pas, mon cher abbé, que c’est parce que vous étiez à Loudun que j’y suis venu ? Quant à ces spectacles dont vous parlez, ils ne m’ont paru que ridicules, et je vous jure que je n’en aime pas moins l’espèce humaine, dont vos vertus et vos bonnes leçons m’ont donné une excellente idée ; et parce que cinq ou six folles…

— Ne perdons pas de temps ; je vous dirai cette folie, je vous l’expliquerai. Mais répondez, où allez-vous ? que faites-vous ?

— Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc doit me présenter au roi.

Ici le bon et vif abbé se leva de sa malle, et, marchant ou plutôt courant de long en large dans la chambre en frappant du pied :

— Le Cardinal ! le Cardinal ! répéta-t-il en étouffant, devenant tout rouge et les larmes dans les yeux, pauvre enfant ! ils vont le perdre ! Ah ! mon Dieu ! quel rôle veulent-ils lui faire jouer là ? que lui veulent-ils ? Ah ! qui vous gardera, mon ami, dans ce pays dangereux ? dit-il en se rasseyant et reprenant les deux mains de son élève dans les siennes avec une sollicitude paternelle, et cherchant à lire dans ses regards.

— Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars en regardant au plafond, je pense que ce sera le Cardinal de Richelieu, qui était l’ami de mon père.