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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/34

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qu’on ne pouvait s’en passer[1]. « Je sens qu’il y a un Dieu, dit-il, et je ne sens pas qu’il n’y en ait point : cela suffit ; tout le raisonnement du monde m’est inutile, je conclus que Dieu existe. Cette conclusion est dans ma nature ; j’en ai reçu les principes trop aisément dans mon enfance, et je les ai conservés depuis trop naturellement, dans un âge plus avancé, pour les soupçonner de fausseté. — Mais il y a des esprits qui se défont de ces principes. — C’est une grande question s’il s’en est trouvé de tels : et quand il serait ainsi, cela prouverait seulement qu’il y a des monstres. » La violence de cette expression trahit la sincérité de sa foi.

On lui enseigna encore autre chose que les principes de la religion. Il paraît qu’il apprit de bonne heure le latin, le grec, l’allemand, l’espagnol, l’italien. « Les langues, dit-il[2], sont la clef ou l’entrée des sciences et rien davantage : le mépris des unes tombe sur les autres. » Mais cinq langues ! on dira peut-être que c’est beaucoup. Il affirme que l’on ne peut guère charger l’enfance de la connaissance de trop de langues. « Si, dit-il[3], l’on remet cette étude si pénible à un âge plus avancé, et qu’on appelle la jeunesse, ou l’on n’a pas la force de l’embrasser par choix, ou l’on n’a pas celle d’y persévérer ; et si l’on y persévère, c’est consacrer à l’étude des langues le même temps qui est consacré à l’usage que l’on en doit faire. » La Bruyère apprit donc les langues dans son enfance, avant ce qu’on appelle la jeunesse.

Il y mit du temps, mais il avait une certaine facilité pour cette étude. L’enfance a le don des langues. Alors tout s’imprime dans l’âme naturellement et profondément ; la mémoire est neuve, prompte et fidèle, l’esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et l’on est déterminé à de longs travaux par les maîtres qui nous gouvernent. « Je suis persuadé, dit-il[4], que le petit nombre d’habiles ou le grand nombre de gens superficiels vient de l’oubli de cette pratique. »

Il ne se mettait pas au rang des gens superficiels. Ses amis[5] remarquaient dans ses conversations particulières, quand l’occasion s’en

  1. Chap. xvi, n° 15.
  2. Chap. xii, n » 19.
  3. Chap. xiv, n° 71.
  4. Chap. xiv. n° 71.
  5. Fleury, Discours à l’Académie.