Aller au contenu

Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et du feu pour en sauver quelques tableaux. Mais le temps a, selon sa coutume, achevé ce que le fer et le feu avaient commencé, et les auteurs mêmes qui nous ont appris que cette savante galerie s’appelait la Variée, ne nous ont laissé rien de particulier de ce qui était représenté dans les tableaux dont elle était embellie. Or comme il arrive, presque en toutes les choses du monde, que le temps fait revivre après de grandes révolutions celles qu’il avait fait périr, il est arrivé, par quelque bien heureuse aventure, qu’un voyageur savant et curieux a rencontré des lames de bronze gravées, et avec beaucoup de raison, il a pensé que c’étaient les dessins des tableaux où Zenon avait établi toute la pompe et la hauteur de son âme. Quoi qu’il en soit, ce curieux est louable d’avoir renouvelé la mémoire d’une galerie si délectable et si nécessaire, et voulant imiter le premier auteur, non seulement il l’a faite belle, mais il l’a faite publique. Elle est ouverte à tous ceux que l’amour de la vertu appelle à la connaissance de ses mystères. Voilà l’entrée de ce lieu saint. Entrons-y, entrons-y tout entier ; et ne laissons point nos esprits parmi les voluptés et les mollesses, pendant que nos yeux seront attachés aux tableaux où elles sont condamnées. »

La Bruyère, qui ne goûtait pas les intrigues compliquées du fameux roman de Polexandre, ne goûta guère plus le roman de Zenon, dont l’auteur avait cru devoir embellir la préface de la Doctrine des Mœurs ; et il considéra le stoïcisme lui-même comme une fiction. « Le stoïcisme, dit-il[1], est un jeu d’esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu’on pouvait rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l’ingratitude, aux pertes de biens, comme à celle des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n’être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme ; et, ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l’appeler un sage. Ils ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui ont trouvés, et n’ont presque relevé aucun de ses faibles. Au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont tracé l’idée d’une perfection et

  1. Chap. xi, n° 3.