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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/54

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peinture. C’est le dernier effort de l’imagination, et de l’art… Si les grands peintres de l’antiquité eussent ajouté la passion d’instruire à celle qu’ils avaient de plaire, et puisé dans la belle philosophie les sujets de leurs tableaux, ils auraient eu leur place entre les Socrates et les Zénons ; mais ils ont été la plupart des flatteurs mercenaires, qui, pour avoir du crédit dans la cour des tyrans, les ont presque tous déifiés, donnant tantôt la foudre de Jupiter à un heureux téméraire, tantôt l’épée de Mars au plus lâche de tous les bourreaux, et tantôt la massue d’Hercule non à un dompteur de monstres, mais au plus horrible des monstres mêmes. Ce fameux instituteur de l’ordre le plus sévère qui jamais a paru dans le monde, cet ennemi de la chair et du sang, Zenon, dis-je, s’étant aperçu de la faute que je reproche presque à tous les peintres, voulut donner à un art si important un plus glorieux et plus légitime usage. C’est pourquoi, dès qu’il eut commencé de publier sa doctrine, et que la nouveauté d’une chose si difficile lui eut acquis un grand nombre de sectateurs, il fit bâtir cette superbe galerie dont tous les anciens ont parlé comme d’un des plus grands ornements de la ville d’Athènes. Ce ne fut toutefois ni la richesse de la matière, ni la beauté de la structure qui fit passer cet édifice pour l’une des merveilles de la Grèce. Le dehors véritablement était magnifique ; mais c’était peu de chose en comparaison des raretés dont le dedans était enrichi. On montait par un grand degré de porphyre et de marbre dans une galerie, où les plus savants peintres du temps avaient épuisé leur imagination et fait leurs derniers efforts. La voûte comprenait en huit grands tableaux tout ce que la religion la plus épurée de ce siècle-là enseignait de la nature des Dieux. De chaque côté, on voyait en cent autres grands tableaux, comme dans des cartes, toute la sévère morale des stoïques. C’était là que Zenon changeait la nature de l’homme, et que d’un misérable jouet du temps et de la fortune, il composait un héros capable de disputer, avec Jupiter même, de la gloire et de la félicité. Ce lieu saint fut longtemps regardé par les hommes avec le même respect qu’ils ont coutume d’avoir pour les temples mêmes des Dieux. Mais la brutalité des Perses et l’ambition des Romains se faisant gloire de commettre des sacrilèges et de fouler aux pieds les choses les plus saintes, après avoir renversé les autels de la Grèce, mirent par terre la demeure sacrée de la Vertu Difficile, je veux dire la superbe galerie de Zenon. Quelques curieux se jetèrent au travers de la flamme