Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/57

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de déférence pour ses avis. Il le considérait, après Dieu, comme le principal auteur de ses desseins et de sa retraite hors de son pays. Il est tout naturel qu’on ait trouvé parmi les oratoriens d’intrépides défenseurs de Descartes, et il est possible que la Bruyère s’en souvînt après qu’il fut sorti de l’Oratoire.

Pendant sa vie, Descartes avait rencontré bien des contradicteurs : à peine fut-il mort, en 1650, qu’on ne pouvait déjà plus compter le nombre de ses disciples en Europe[1] ; en Hollande, où il avait essuyé les plus violentes attaques, sa doctrine était publiquement enseignée dans les chaires, et adoptée avec la froide passion des sectes philosophiques. Spinosa en était un exemple remarquable. En France, le cartésianisme n’était encore qu’une opinion discutée dans les meilleures sociétés ; mais il exerçait un grand prestige sur tous les bons esprits qui cherchaient la vérité et ne se payaient pas de mauvaises raisons. À Rome, les œuvres de Descartes avaient été mises à l’Index, jusqu’à ce que l’on eût corrigé les erreurs qu’elles pouvaient contenir. Les défenseurs de la tradition scientifique ne gardaient pas ces ménagements ; ils accusaient les cartésiens d’être des novateurs téméraires, qui voulaient renverser les monuments les plus vénérables de l’antiquité ; ils croyaient terminer toutes les discussions par ces mots : « Aristote l’a dit ; » et ils opposaient la scolastique à la science moderne. Guy Patin affirmait que Descartes et la chimie avaient tout gâté. Cependant le cartésianisme faisait des progrès tous les jours, notamment parmi les savants, les magistrats et les avocats. Le riche avocat Clerselier publia, de 1607 à 1667, les lettres de Descartes, qui faisaient revivre le philosophe défunt. Rohault, gendre de Clerselier et mathématicien distingué, expliquait publiquement la physique de Descartes, et discutait contre tout venant les expériences qu’il faisait pour la démontrer. Le maître des requêtes Habert de Montmore tenait chez lui des réunions où la géométrie et la doctrine de Descartes avaient la plus belle part. Cordemoi, avocat, publia six discours sur le discernement de l’âme et du corps, où il exposait avec une grande lucidité le spiritualisme de Descartes, et s’amusait à en tirer les conséquences les plus piquantes. Le président Lamoignon apprenait les mathématiques avec M. Mydorge, pour se mettre au courant de la nouvelle philosophie, et ne pouvait s’en détacher. Fleury, avocat, dans ses charmantes causeries avec

  1. Histoire du cartésianisme, par Francisque Bouillier.