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L’ARROSEUR

Alors, miss Bynn daigna desserrer ses jolies dents, et voici ce qu’elle dit :

— Ah ! oui, les bêtes ? Un silence.

— Oui, les bêtes, insistâmes-nous.

— Et aussi les poissons ?

— Pourquoi pas ?

— Alors, écoutez mes paroles.

Et tous, nous nous suspendîmes aux rouges lèvres de Kara Bynn.

— C’était l’année dernière, quand je partis de Sydney à bord du steamer Creen Pig. Un requin accompagnait notre bateau, un seul requin, mais toujours un requin. Quelque fois, on le pêchait, et tout de suite il était remplacé par un autre. À croire, mesdames et messieurs, qu’il existe, dans les Océans, un Officiel très vigilant annonçant chaque matin : Le requin Un Tel est promu, en remplacement du requin Tel Autre (décédé). Bref, nous avions toujours, évoluant dans notre parage, un brave requin.

Après avoir humecté sa copieuse gorge d’un bon petit whisky, miss Kara Bynn continua :

— Par un beau matin, je vis s’approcher de moi un jeune matelot du bord, un beau garçon, un superbe garçon même. Il tenait à la main une petite bourse en toile à voile qu’il s’était amusé à me confectionner de ses propres mains. Mes initiales K. B. y étaient brodées en fil goudronné. Ce n’était peut-être pas un article bien parisien, mais venant tout droit du cœur de ce bel et brave garçon, la simple offrande alla tout droit au cœur de la belle et brave fille que je suis. Car, n’en doutez pas, je suis une belle et brave fille.

L’assentiment se peignit sur nos faces unanimes.

Miss Kara reprit :