cet usage, tous les rangs étaient confondus ; on se livrait au plaisir, sans contrainte et avec une sorte de fureur ; on se croyait libre, parce qu’on ne pouvait plus être reconnu. Un jésuite fut banni de Venise pour avoir prêché contre le carnaval. La passion des jeux de hasard était publiquement encouragée, parce que c’est celle qui, asservissant le mieux le cœur humain, pouvait distraire d’une servitude par une autre.
Il était réservé à cette singulière nation d’offrir la réunion de deux choses qui, ailleurs, ne se sont jamais vues ensemble : le patriotisme et la tyrannie. L’immobilité des lois produisait l’uniformité des habitudes. Les siècles s’écoulaient, sans rien changer aux mœurs ni aux coutumes ; les pères revivaient dans leurs fils ; Venise semblait n’être composée que d’une famille et n’avoir existé qu’un jour. Cette antiquité et cette suite dans les mêmes usages nourrissaient dans les Vénitiens l’amour et le respect de leur patrie. Sa gloire et sa puissance les rendaient fiers de lui appartenir. Son origine, son gouvernement, ses maximes, sa situation au milieu de ses lagunes sur lesquelles glissaient des milliers de gondoles tendues de noir, sa population silencieuse et presque invisible, tout en elle paraissait extraordinaire et inimitable. Cette singularité même, puissante sur le cœur de l’homme, formait un nœud entre des citoyens qui n’étaient semblables que les uns aux autres.
Au reste, les peuples commerçants se distinguent généralement par cet amour de la patrie. Bien qu’ils soient errants dans le monde à la poursuite du gain, ils ont toujours les yeux tournés vers le lieu où sont déposées leurs richesses, et où ils espèrent goûter les fruits de leur industrie. L’intérêt de chaque particulier se trouve lié à celui de l’État, dont les secousses nuiraient au commerce. À Venise, tout