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du 10 du courant propose cette méthode comme un idéal. Sans me laisser griser par cette opinion flatteuse pour moi, je constate que les résultats sont satisfaisants. J’ai un enfant de six ans qui commence à lire en français, et je ne vois pas quel tort j’aurais pu lui faire en lui donnant deux manières de s’exprimer sur les choses de la vie courante.

J’ai été éduqué de cette façon ; or, je parle bien mon français et assez bien l’anglais, et je suis aussi fier de ma langue française et de ma nationalité que n’importe quel unilingue, et mes professeurs ne se sont jamais aperçu que les hâtives notions d’anglais que j’ai reçues à l’âge de six ans aient nui à mon verbe français.

Mais Mgr  Ross affirme que « toute intervention d’une langue nouvelle à une époque où les moyens d’expression de l’enfant sont pauvres et défectueux, ne peut que retarder ou compromettre le travail fondamental de son initiation à l’orthographe ; qu’il est dangereux de fréquenter une seconde langue avant d’avoir une bonne connaissance de sa langue maternelle. »

Devant ce grave avertissement, je me suis demandé si je n’étais pas dans l’erreur. Comme je ne suis pas aussi versé dans la science pédagogique que les 32,400 cultivateurs du Comptoir Coopératif de Montréal, j’ai voulu étudier la question avant que de me prononcer et de suspendre l’enseignement de l’anglais à mes enfants. J’ai fait appel aux livres et à l’expérience.

J’ouvre « Les Caractères » de La Bruyère, livre classique qui m’avait été fortement recommandé par mon professeur au collège des Frères des Écoles Chrétiennes, et je lis à la page 278, (Édition Marne). :

« L’on ne peut guère charger l’enfance de la connaissance de trop de langues, et il me semble que l’on devrait mettre toute son application à l’en instruire ; elles sont utiles à toutes les conditions des hommes, et elles leur ouvrent également l’entrée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudition. Si l’on remet cette étude si pénible, à un âge un peu plus avancé, et qu’on appelle la jeunesse, ou l’on n’a pas la force de l’embrasser par choix, ou l’on n’a pas celle d’y persévérer ; et si l’on y persévère, c’est consumer à la recherche des langues le même temps qui est consacré à l’usage que l’on en doit faire, c’est borner à la science des mots, un âge qui veut déjà aller plus loin et qui demande des choses, c’est au moins avoir perdu les premières et les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se peut bien faire que lorsque tout s’imprime dans l’âme naturellement et profondément, que la mémoire est neuve, prompte et fidèle, que l’esprit et le cœur sont encore vides de passions, de soins et de désirs, et que l’on est déterminé à de longs travaux par ceux de qui l’on dépend. Je suis persuadé que le petit nombre d’habiles, ou le grand nombre de gens superficiels, vient de l’oubli de cette pratique. »

Qui ne voit combien ces idées sont justes ! Mais elles sont absolument l’antithèse de celles exprimées par quelques amis du Devoir.