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et qui, pour prolonger son souvenir, charge son dernier regard de tout le magnétisme de l’amour.


XXX. — LES TALENTS DE SATAN.


Satan est poète : chaque tentation le prouve. De quelles fleurs enchantées ne pare-t-il pas le chemin de l’abîme ? Quelle puissance merveilleuse de prestige, d’illusion, d’idéalisation, ne déploie-t-il pas pour dissimuler, masquer et transformer le mal, et pour embellir de toutes les grâces du ciel les spectres grimaçants de l’enfer ? Comment s’expliquer autrement la prodigieuse différence d’aspect d’un même acte avant et après la faute ? Connaissance suprême des mystères de l’art, conception profonde, disposition savante, fécondité de ressources, verve inépuisable, magie du coloris, finesse, malice, rien ne manque à son incomparable talent. Reconnaissons-le, Satan est un grand poète ; il serait même le plus grand de tous, si l’amour n’existait pas. — Déjà le second dans la poésie, pour l’éloquence Satan est le premier. Dans l’art d’endormir le soupçon et d’éveiller la sympathie, de rassurer la timidité et de flatter l’orgueil, d’éblouir l’imagination par l’éclat, d’entraîner l’esprit par l’audace, d’enlacer le cœur par l’ivresse, d’étourdir la conscience par la subtilité, Satan est sans rival. Changeant comme le caméléon, souple comme Protée, mobile comme Maïa, il sait revêtir toutes les formes, prendre tous les tons, jouer de tous les instruments et faire vibrer en chacun la corde secrète. Renard et lion, sphinx et serpent,