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désir. L’égalité engendre l’uniformité et c’est en sacrifiant l’excellent, le remarquable, l’extraordinaire, que l’on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier, mais tout est plus vulgaire. Plus de monstruosité, mais plus rien d’étonnant ni de rare. L’ordinaire et le commun partout et toujours.

Le temps des grands hommes s’en va ; l’époque de la fourmillière, de la vie multiple arrive. Le siècle de l’individualisme, si l’égalité abstraite triomphe, risque fort de ne plus voir de véritables individus. Par le nivellement continuel et la division du travail, la société deviendra tout et l’homme ne sera rien.

Comme le fond des vallées s’exhausse par la dénudation et l’affaissement des monts, les moyennes s’élèveront au détriment de toute grandeur. L’exception s’effacera. Un plateau de moins en moins onduleux, sans contrastes, sans opposition, monotone, tel sera l’aspect de la société humaine. Le statisticien enregistrera un progrès croissant et le moraliste un déclin graduel ; progrès des choses, déclin des âmes.

L’utile prendra la place du beau, l’industrie de l’art, l’économie politique de la religion et l’arithmétique de la poésie.

C’est-à-dire que la Trivialité sera la reine, le Spleen la maladie et l’Ennui le démon de l’âge égalitaire. Tout culte impose des sacrifices, et le culte d’une formule abstraite les plus sévères de tous.

— Est-ce bien là le sort fatal réservé à l’ère dé-