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dédaignant le visible et l’univers et se développant d’après ses seules lois, est aussi l’idéal d’Emerson, le stoïcien de la jeune Amérique. L’homme jouit ici de lui-même et, réfugié dans l’inaccessible sanctuaire de sa conscience personnelle, il devient presque un Dieu. Il est à lui-même principe, mobile et fin de sa destinée ; il est lui-même et c’est assez. Ce triomphe superbe de la vie n’est pas loin d’une sorte d’impiété, ou au moins d’un déplacement de l’adoration. En effaçant l’humilité, ce point de vue surhumain a un grave danger ; n’est-il pas la tentation même à laquelle succomba le premier homme, celle de devenir son propre maître en devenant semblable aux Eloïm ? L’héroïsme du philosophe touche donc ici à la témérité, et, par là même, les Monologues prêtent le flanc à trois reproches : Ontologiquement, la position de l’homme dans l’univers spirituel est mal indiquée ; l’âme individuelle, n’étant pas unique et ne sortant pas d’elle-même, peut-elle se concevoir seule et sans Dieu ? Psychologiquement, la force de spontanéité du moi domine trop à l’exclusion de toute autre, et cependant, en fait, elle n’est pas tout dans l’homme. Moralement, le mal est à peine nommé, et le déchirement, condition de la vraie paix, n’y apparaît pas. Aussi, la paix n’y est ni une conquête de l’homme ni une grâce du ciel, c’est plutôt une bonne fortune.

Mais après m’être défendu contre les Monologues par la critique, je puis m’abandonner maintenant sans scrupule et sans danger à l’admiration et à la sympathie qu’ils m’inspirent. Cette vie si