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vivre et, dans l’amour, vivre sans souffrir est impossible. — Aimer Dieu, dont l’amour ne trompe pas, et dans cette joie profonde noyer toutes les douleurs de la terre, c’est encore la plus sure sagesse, le premier des devoirs, la plus haute vertu et le plus grand bonheur. Mais aimer Dieu, c’est se détacher de soi-même, c’est se délivrer des instincts puissants de bien-être, d’orgueil, de succès, d’affection même, et pour tout dire en un mot, de l’instinct du bonheur. — Renonce au bonheur et tu seras heureux, autant du moins que la vie le comporte. Dure et mystérieuse sentence ! Que celui qui peut l’entendre, l’entende !

XCIV. — TÊTE-A-TÊTE.

Il est des moments solennels dans notre vie intérieure, où tout ce qui nous occupe, préoccupe, passionne et remplit d’ordinaire, devient subitement à nos yeux frivole, puéril et vain. Nous nous paraissons à nous-mêmes des marionnettes qui, jouant au sérieux une parade, prenons des hochets pour des choses de grand prix. À ces moments-là tout se transforme et la vie a un tout autre aspect : — Berkeley et Fichte ont alors raison, Emerson aussi ; — le monde n’est qu’une allégorie ; — l’idée est plus réelle que le fait ; les contes de fée, les légendes, sont aussi vrais que l’histoire naturelle et plus encore, car ce sont des emblèmes plus transparents ; — la seule substance proprement dite c’est l’âme ; qu’est tout le reste ?….. ombre, prétexte, figure, symbole et rêve ; immortelle, po-