Page:Anatole France - Autels de la peur.djvu/14

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sait cette foule diverse et l’échauffait d’une ardeur fraternelle. Les jeunes gens, pour être plus dispos, ôtaient leurs habits, et les jetaient en tas, laissant dans les goussets montres et tabatières d’or, sans plus craindre les voleurs que s’ils eussent été dans la maison paternelle. Un citoyen, tirant par la bride un petit âne attelé à une charrette chargée d’un tonneau, s’en allait de groupe en groupe offrir gratis du vin aux travailleurs fatigués. Les visages étaient roses et moites, les lèvres s’entr’ouvaient, les yeux brillaient, et toutes les physionomies exprimaient vivement la gaieté d’aimer. On travaillait avec une sainte fureur et l’on chantait des chansons ; les pioches se levaient, s’abaissaient en mesure ; les pelletées de terre sautaient en cadence, dans les paniers. Tous s’empressaient à l’envi. Mais le plus ardent était le vieux Nicolas Franchot.

Il poussait une énorme brouette et criait : « Place ! place ! C’est pour l’autel de la Nation. » Il croyait dans son zèle que la terre qu’il portait était la meilleure, et d’un cœur magnanime il culbutait ses concitoyens. La sueur coulait de son crâne nu le long de ses grands cheveux droits. À mi-chemin du tertre central, il s’arrêta pour respirer et il essuya son front avec un foulard aux trois couleurs de la nation. Il reprenait, en soufflant, sa brouette embourbée, quand Fanny, accompagnée de Jean Duvernay et de Marcel Germain, s’approcha de lui.

— Quel exemple de fraternité, leur dit-il. Je viens de voir MM. Sieyès et de Beauharnais attachés à la même charrette, et le père Gérard, qui, comme un ancien Romain, passe du Sénat à la charrue, manier la pelle et remuer la