Page:Anatole France - Autels de la peur.djvu/15

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terre. J’ai vu toute une famille travaillant au même endroit : le père piochait, la mère chargeait la brouette, et leurs enfans la roulaient tour à tour, tandis que le plus jeune, âgé de quatre ans, porté dans les bras de son aïeul, qui en avait quatre-vingt-treize, bégayait : Ah ! ça ira ! ça ira !

Comme il parlait ainsi, les larmes aux yeux, une jolie musique éclata, qui jouait le Carillon national, et l’on vit défiler en corps les garçons jardiniers portant des laitues et des marguerites au manche de leurs bêches. Plusieurs corporations les suivaient, musique en tête : les imprimeurs dont le drapeau portait cette inscription : Imprimerie, premier drapeau de la liberté ; puis les bouchers : sur leur bannière était peinte un large couteau avec ces mots : Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers.

— Ô fraternité ! s’écria Franchot.

— Je la voudrais moins pressante, dit Duvernay en montrant la bannière. Est-il convenable de dire : sois mon frère ou je te tue ?

— Salut et fraternité ! s’écria alors une jeune femme qui appuyait sur le manche d’une mignonne bèche ses deux mains gantées de longs gants souples. Elle était coiffée « à la nation » avec un chapeau de paille mis de côté sur la tête et une touffe de roses dans les cheveux, à l’oreille. La poitrine tendue, retenant entre les genoux le devant de sa jupe courte, elle laissait voir ses bas roses. Des jeunes gens poudrés, en habit clair, l’entouraient.

— Bonjour, Cécile, lui dit Fanny. Votre patriotisme me fait honte. Moi, je n’ai pour travailler à l’autel de la Nation ni bêche ni roses.