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Page:Anatole France - Autels de la peur.djvu/16

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Les deux femmes, s’étant approchées, se mirent à causer. Marcel les regardaient. Il aimait Fanny, mais il vit que Cécile était belle.

Duvernay lui dit qu’elle se nommait Cécile de Rochemore et que son mari, le vicomte Alexandre de Rochemore, était major en second d’un régiment d’infanterie et député de la noblesse à l’Assemblée nationale ; qu’ils étaient tous deux ardens patriotes et amis du duc d’Orléans, qu’Alexandre s’était rendu un des premiers de son Ordre dans la salle du Tiers-État et que Cécile avait ouvert avec M. de Beauharnais le bal donné aux Parisiens sur l’emplacement de la Bastille.

Comme si elle eût deviné qu’on parlait d’elle, Cécile tournait par momens sur Marcel ses yeux brillans et noirs qui le troublaient. Mais une grande agitation, une longue rumeur partie de l’esplanade, du côté du fleuve, gagna de proche en proche. Un cri s’éleva : « Le roi ! le roi ! » et la foule ouvrit respectueusement passage à un gros homme dont la face épaisse et rougeaude exprimait la bonté. Louis XVI s’avançait au milieu de son peuple, sans gardes, sans escorte, accompagné seulement de deux gentilshommes. Les vivats, les cris d’allégresse s’élevaient de toutes parts. Cécile de Rochemore s’était coulée au premier rang. Elle attendait le cou tendu, les doigts sur sa bouche entr’ouverte, et, quand le roi passa, elle lui envoya un baiser. Il la regarda d’un gros œil paisible et continua son chemin. En se retournant, Cécile se heurta à un garçon boucher qui lui cria : « Vive la fraternité, ma belle dame ! — Eh bien ! embrassons nous ! » lui dit-elle. Il referma sur elle ses bras énormes et nus et lui marqua deux pesans baisers