Page:Anatole France - Filles et garçons.djvu/43

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commune au frère et à la sœur. Chacun la voudrait tout entière, et ce simple engin, qui ne devait nuire qu’au poisson, a soulevé des querelles domestiques et fait pleuvoir des horions sur la paisible berge. Le frère et la sœur ont lutté pour le libre usage de la ligne. Le bras de Jean est devenu noir d’avoir été pincé et la joue de Jeanne s’est empourprée sous les soufflets sonores. Et quand ils furent las de pinçons et de gifles, Jean et Jeanne consentirent à partager de bon gré ce que ni l’un ni l’autre n’avaient pu saisir par la force. Ils convinrent que la ligne passerait alternativement des mains du frère à celles de la sœur après chaque poisson pris.



C’est Jean qui commence. L’on ne sait quand il aura fini. Il ne viole pas ouvertement le traité, il en détruit l’effet par un abus coupable. Pour n’avoir pas à céder la ligne à sa sœur, il se refuse à prendre le poisson qui s’offre, qui mord à l’hameçon et qui fait plonger le bouchon.

Jean est rusé : Jeanne est patiente. Depuis six heures elle attend. Cette fois pourtant elle semble lasse de sa longue inertie. Elle bâille, s’étire, se couche à l’ombre du saule et ferme les yeux. Jean l’épie du coin de l’œil et croit qu’elle dort. Le bouchon plonge. Il tire vivement le fil au bout duquel brille un éclair d’argent. Un goujon s’est pris à l’épingle.

« Ah ! c’est à moi, maintenant », s’écrie une voix derrière lui.

Et Jeanne saisit la ligne.