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Page:Anatole France - L’Île des Pingouins.djvu/177

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forme humaine plus opaque et plus sombre que celle des habitants de ces rives : je reconnus un vivant. Il était de haute taille, maigre, le nez aquilin, le menton aigu, les joues creuses ; ses yeux noirs jetaient des flammes, un chaperon rouge, ceint d’une couronne de lauriers, serrait ses tempes décharnées. Ses os perçaient la robe étroite et brune qui lui descendait jusqu’aux talons. Il me salua avec une déférence que relevait un air de fierté sauvage et m’adressa la parole en un langage plus incorrect et plus obscur que celui des Gaulois dont le divin Julius remplit les légions et la curie. Je finis par comprendre qu’il était né près de Fésules, dans une colonie étrusque fondée par Sylla au bord de l’Arnus, et devenue prospère ; qu’il y avait obtenu les honneurs municipaux, mais que, des discordes sanglantes ayant éclaté entre le sénat, les chevaliers et le peuple, il s’y était jeté d’un cœur impétueux et que maintenant, vaincu, banni, il traînait par le monde un long exil. Il me peignit l’Italie déchirée de plus de discordes et de guerres qu’au temps de ma jeunesse et soupirant après la venue d’un nouvel Auguste. Je plaignis ses malheurs, me souvenant de ce que j’avais autrefois enduré.

» Une âme audacieuse l’agitait sans cesse et son esprit nourrissait de vastes pensées, mais il témoignait, hélas ! par sa rudesse et son ignorance, du triomphe de la barbarie. Il ne connaissait ni