Page:Anatole France - L’Île des Pingouins.djvu/86

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— Ne voyez-vous pas, mon fils, s’écria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme ?

— Je les vois, répondit Bulloch. Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’État.

— Comment cela ? demanda le vieillard Maël.

— En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats.

Tandis que le moine Bulloch prononçait ces paroles, un grand pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d’arbre sur l’épaule. S’approchant d’un petit pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria :

— Ton champ est à moi !

Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée par ses mains.

À ce spectacle, le saint homme Maël frémit de tout son corps et versa des larmes abondantes.

Et d’une voix étouffée par l’horreur et la crainte, il adressa au ciel cette prière :