Page:Anatole France - La Rôtisserie de la reine Pédauque.djvu/304

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de Jahel. Et cette appréhension trop légitime me troublait au point que je ne prêtais qu’une oreille distraite aux discours de mon bon maître, à qui les moindres incidents du voyage inspiraient des réflexions admirables.

Mes craintes n’étaient point vaines. Descendus à Sens, dans la méchante hôtellerie de l’Homme-Armé, à peine y avions-nous soupé, que M. d’Anquetil emmena Jahel dans sa chambre, qui se trouvait voisine de la mienne, où je ne pus goûter un moment de repos. Je me levai au petit jour et, fuyant cette chambre détestée, je m’allai asseoir tristement sous la porte charretière, parmi les postillons qui buvaient du vin blanc en lutinant les servantes. J’y demeurai deux ou trois heures à méditer mes chagrins. Déjà la voiture était attelée, quand Jahel parut sous la voûte, toute frileuse dans sa mante noire. Ne pouvant soutenir sa vue, je détournai les yeux. Elle s’approcha de moi, s’assit sur la borne où j’étais et me dit avec douceur de ne point m’affliger, que ce dont je me faisais un monstre était en réalité peu de chose, qu’il fallait se faire une raison, que j’étais trop homme d’esprit pour vouloir une femme à moi tout seul, qu’en ce cas on prenait une ménagère sans esprit et sans beauté,