Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/121

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agissait au dedans de moi, m’avertissait que ces sentiments allaient bientôt s’éteindre et que d’autres, tout différents, s’allumeraient à leur place. Je résistais à ces avis secrets qu’un ancien aurait pris pour un avertissement des dieux. Après le rôti et quand nous eûmes, comme dit Homère, apaisé l’inexorable faim, le bruit des voix et des rires devint assourdissant. Je vis alors du coin de l’œil Mouron rouler sa serviette autour de son bras droit, sous son poing fermé auquel il donna quelque aspect de visage en passant le bout de son pouce entre l’index et le doigt du milieu, je le vis contempler cette poupée vivante avec une tristesse apprêtée et pourtant véritable, et je l’entendis qui lui disait :

— Comment te portes-tu, mon pauvre petit Mouron ? Tu n’as personne à qui parler. C’est triste, mais console-toi. Nous allons causer ensemble et cela va bien nous amuser ; je vais te conter une aventure extraordinaire qui est arrivée à l’élève Pierre Nozière. L’élève Pierre Nozière est venu au banquet de la Saint-Charlemagne sans son âme, car, s’il y était venu avec son âme, il parlerait. Mais il ne dit rien, parce que son âme n’est pas dans son corps.